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d’imagination ne fera plus en général que des choses raisonnables, et son existence se déroulera le plus souvent dans les conditions ordinaires de la vie humaine. Cette façon d’introduire le vrai jusque dans le chimérique et de satisfaire à la fois l’imagination et le bon sens est un des plus grands charmes de la poésie ancienne. N’ayons donc aucune répugnance à nous mettre à la suite d’Énée ; soyons convaincus que Virgile va nous décrire des paysages parfaitement réels et que, la plupart du temps, il ne nous dépeindra que ce qu’il a vu de ses yeux.

Il faut d’abord qu’Énée passe des rivages de l’Épire à ceux de l’Italie : c’est un bras de mer étroit à franchir, une traversée de quelques heures qui ne serait qu’un jeu pour un vaisseau de nos jours. Mais alors les pilotes n’osaient pas abandonner le rivage. Il faut voir toutes les précautions que prend celui d’Énée avant de se hasarder au milieu des flots et d’oser perdre la terre de vue. « La Nuit, conduite par les Heures, n’avait pas encore atteint le milieu du ciel, lorsque le vigilant Palinure se lève, interroge tous les vents et prête l’oreille au moindre souffle. Il observe les astres qui glissent dans l’espace silencieux ; l’Arcture, les Hyades pluvieuses, les deux Ourses, Orion armé de son épée d’or. Puis, quand il voit que tout est calme dans le ciel tranquille, il donne du haut de la poupe le signal du départ. » Le voyage s’accomplit sans incident. Aux premiers rayons du jour, les Troyens aperçoivent en face d’eux un promontoire couronné par un temple, et, au pied de la colline, un port naturel, ouvert du côté de l’orient, où ils abritent leurs vaisseaux[1]. C’est là que, pour la première fois, Énée touche à la terre d’Italie ; il la salue pieusement, mais, fidèle aux ordres qu’il a reçus d’ Hélénus, il n’y séjourne que quelques heures et continue son chemin, en rasant la côte.

« Ensuite, ajoute-t-il dans son rapide récit, nous arrivons à l’entrée du golfe de Tarante. De l’autre côté se dresse le temple de Junon Lacinienne ; plus loin on aperçoit Caulon et Squillax fécond en naufrages, » Voilà tout, et trois vers loi suffisent pour dépeindre toute la côte de l’Apulie et de la Calabre, c’est-à-dire l’un des plus beaux paysages de l’Italie. Je suppose qu’il a dû lui en coûter un peu d’être si sobre. S’il n’avait pas pris la résolution de tout sacrifier à l’unité de son œuvre, il lui aurait été difficile de ne pas parler avec complaisance de cet admirable pays, et sa poésie s’y serait volontiers arrêtée un moment ; mais il appartenait à une école sévère, qui se fait une loi de retrancher les descriptions inutiles.

  1. La description est si exacte qu’on n’a pas eu de peine à reconnaît de quel endroit Virgile veut parler. Il s’agit du petit village de Castro, à quelques lieues d’Otrante, non loin du promontoire d’Iapygie, aujourd’hui appelé Santa-Maria di Leuca.