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avait tenu une grande place dans l’histoire de l’humanité. Mais Énée passe vite. Il nous dit qu’un vent favorable le pousse : il faut qu’il en profite pour arriver où les dieux l’envoient : il n’a le temps que d’indiquer quelques-unes des villes qu’il aperçoit au passage. Voici Camarina, Cela, Agrigente « qui se dresse sur la hauteur et montre au voyageur ses vastes remparts ; » voici Sélinonte, avec sa ceinture de palmiers ; voici enfin Lilybée « qui cache sous ses ondes des écueils perfides. » Dans ces vers rapidement jetés, je ne vois guère à retenir que le tableau d’Agrigente :


Arduus inde Acragas ostentat maxima longe
Mœnia.


il reste encore des débris de ces immenses murailles qui avaient frappé Virgile, et à côté des grands blocs de pierre, que le temps a renversés, on peut voir une série de temples à moitié détruits qui formaient, quand ils étaient intacts, une sorte de couronnement aux remparts. L’effet devait être saisissant quand on voyait d’en bas d’abord une ligne de temples et de murs, puis la ville, avec ses admirables édifices, monter en étages jusqu’au rocher de Minerve (Rupe Atenea) et à l’Acropole. Le vers de Virgile nous donne assez bien l’idée de ce spectacle, et la précision de sa description nous montre qu’il avait Agrigente devant les yeux quand il nous parle d’elle. Il paraît s’être peu préoccupé de savoir si, à l’époque de la guerre de Troie, elle était comme il l’a décrite ; c’est un souci d’historien et d’archéologue qui le touche médiocrement. Quelques critiques rigoureux l’en ont blâmé ; d’autres ont essayé de le défendre en disant qu’à la vérité Agrigente ne fut fondée que plusieurs siècles après le voyage d’Énée, mais qu’il y avait déjà, sur les lieux où devait s’élever la ville grecque, une bourgade de Sicules, et que le poète veut parler de celle-là, quoiqu’il lui donne le nom de l’autre. Ce débat a peu d’importance ; mais nous voilà certains, dans tous les cas, que Virgile a visité ce qui, de son temps, restait des villes grecques le long de la mer africaine. Elles ne devaient pas être tout à fait dans l’état où nous les voyons aujourd’hui. Camarina et Cela n’avaient pas entièrement disparu, et les colonnes des temples de Sèlinonte ne jonchaient pas le sol. Cependant, Strabon dit en termes formels « que la côte qui va du cap Pachiuum à Lilybée est déserte et qu’on y trouve à peine quelques vestiges des établissemens que les Grecs y avaient fondés. » Il n’y avait donc déjà sur cette plage que des ruines. Nous voudrions savoir quel effet elles produisaient à Virgile et les pensées qui agitaient son âme pendant qu’il parcourait les rues de ces villes abandonnées et qu’il errait dans ces grands espaces vides d’où la vie s’était retirée. Il ne