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successivement une vingtaine de filles riches, mais les pauvres gens ne virent jamais un sou de la dot. On s’obstinait pourtant à croire en lui, et ce gros homme disait : « Qu’ils crient tant qu’il leur plaira, leurs écus viendront toujours à moi. » Nous admirons davantage Rajah Dewan, ministre d’état toujours attentif à sauver sa dignité et qui n’admettait pas qu’une excellence toile que lui fût exposée aux accidens vulgaires de la vie. Une nuit qu’il se rendait à Billimora par une route fort cahotante, la voiture versa, et son excellence, violemment projetée, alla s’aplatir dans la poussière du chemin. Le bruit éveilla les commères du voisinage. A la faveur de leurs lanternes, elles aperçurent un vieux beau, richement paré, qui gigottait et s’escrimait vainement pour se remettre sur ses pieds, pendant que ses cipayes, enchaînés par le respect, se tenaient en cercle autour de lui dans la plus humble attitude, « Frère, cria l’une d’elles, quelle aventure ! — Sœur, répliqua le rajah, passe ton chemin, et surtout ne va pas l’imaginer que je sois tombé. La nuit était sombre, et je cherchais à m’assurer par mon expérience personnelle si la route a besoin de réparations. — Vieil homme, es-tu satisfait ? — Oui, mon enfant, » dit-il en se redressant par un suprême effort. Et, une fois debout, recouvrant toute sa majesté naturelle : « Bonnes gens, ne m’obsédez pas de vos requêtes et de vos placets. J’ai vu, j’ai tâté, vous avez besoin d’une bonne route. Rajah Dewan vous la donnera. »

C’était un bonhomme fort inoffensif que Rajah Dewan. On courait plus de risques avec ce fameux Maharaj de Baroda, qui non-seulement se piquait d’être versé dans les sciences occultes et dans l’art de tirer des rayons de soleil de l’épaisseur d’un concombre, mais qui se targuait aussi d’être un profond médecin, de posséder des recettes pour guérir toutes les maladies de ses sujets. Le plus sûr moyen de lui faire sa cour, de conquérir ses faveurs, était de croire à sa science et d’aller lui demander des remèdes. Il vous présentait aussitôt une grande tasse pleine d’un affreux breuvage, qu’il fallait avaler d’un trait, sans marquer la moindre répugnance. Impossible d’en appeler ou de se tirer d’embarras par quelque adroit subterfuge ; deux augustes yeux, braqués sur vous, épiaient tous vos mouvemens. Il fallait boire et il fallait sourire, quoiqu’on sentît brûler dans ses entrailles un feu d’enfer. Celui qui souriait de meilleure grâce et se déclarait guéri pouvait tout espérer, et pour peu qu’il en réchappât, sa fortune était faite.

L’Orient produit des contemplatifs, des indolens, des rêveurs, et l’Anglais lui-même a peine à résister aux accablemens de son soleil, et pourtant il produit aussi les hommes les plus diligens, les plus pratiques et les plus positifs de la terre. Beaucoup d’Orientaux sont paresseux par dignité, par respect humain. Ils considèrent tout effort comme un abaissement, comme une diminution de l’homme. Ils