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Le temps a changé pendant la nuit. Le vent souffle avec violence et le bruissement sinistre de la forêt, les gémissemens sourds et saccadés du branchage fortement secoué remplacent la douce symphonie de la veille. Cependant le magistrat me rassure. Pendant quelques heures encore la barre sera praticable.

Donc, en route ! Nous nous dirigeons vers l’institut des jeunes sauvages ; nous atteignons et nous suivons une magnifique avenue de plus de Norfolk, plantés jadis par les déportés. Au moment où nous arrivons près du guichet de la mission, des pas de chevaux lancés au galop se font entendre derrière nous. C’est M. Lowrv, premier lieutenant de l’Espiègle, qui a été envoyé par le capitaine pour me dire que le vent fraîchît, que la mer monte, qu’il a dû déraper pour ne pas compromettre ses ancres, et qu’il me prie de venir à bord sans le plus bref délai. Je tourne bride et je pique des deux.

Nous voilà arrivés sur la plage. La mer est furieuse. Les vagues balaient la jetée, ce qui n’empêche pas les habitans mâles de s’y tenir réunis. La barre est effrayante. Ah ! les barres ! j’en ai traversé plusieurs, et des plus mal famées et encore dans de mauvaises conditions : East-London, Pernambuco, Point-de-Galles et tant d’autres, mais je n’ai jamais vu rien de pareil à celle-ci. Nous nous précipitons dans la baleinière du capitaine, qui réussit à se détacher de la jetée sans chavirer. Aussitôt le tourbillon la saisit. L’officier tient le timon, dont les cordes ont été remplacées par une barre de fer. Les cinq matelots, l’oreille tendue, l’œil fixé sur le lieutenant, offrent le spectacle de la force physique, du sang-froid, de l’intrépidité. Mais ils comprennent, on le voit à leur mine, que la besogne est rude. M. Lowry, qui est né, qui vit, qui mourra, espérons-le, comme amiral, avec un franc sourire sur les lèvres. M. Lowry, tout absorbé dans la contemplation des brisans, me dit : « Nous passerons. » et, pour ma part, je l’assure de ma parfaite équanimité : Equo animo moritur sapiens.

Voici la tâche de l’officier et de ses cinq hommes : descendre dans le gouffre aussi lentement que possible, en ramant en arrière sur le commandement : Back (arrière). Arrivés au fond, arrêter tout court : Lie on your oars (lève rame). Laisser approcher la houle et dès qu’elle touche à la proue du bateau, la remonter rapidement : Give way ! (en avant ! ) C’est le moment critique. Le moindre retard pourrait devenir fatal. Si la baleinière embarque un gros paquet d’eau, elle sombre : si par un faux coup de rame elle présente le flanc à la vague, elle chavire. Cette manœuvre se répète incessamment comme se répètent aussi les oscillations de la mer. Et encore arrière et lève rame et en avant ; et encore le lieutenant de dire : « Nous passerons. » Je n’en doute pas. S’il choisit bien son temps, s’il donne