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il faut y voir la protestation d’un noble esprit contre les conséquences de sa propre doctrine. Mais que mon éminent collaborateur pardonne à ma témérité si j’ose lui dire que la logique, l’inexorable logique, est contre lui. En effet, si le point de déport commun du transformisme et de la sociologie est assuré, si le progrès de toutes les espèces, y compris l’espèce humaine, découle d’une évolution dont L’élimination des faibles est la condition fatale, sur quelle base repose le principe, sur quelle autorité la sanction de cette justice réparative et contractuelle ? Quelles sont les obligations qu’elle peut m’imposer ? J’ai été appelé, sans mon consentement, à la table de la vie, dont les affamés se disputent les plats. J’y ai défendu ma place ; je l’ai même faite plus large aux dépens d’autres affamés comme moi ; mais le mal qu’ainsi j’ai pu leur faire, n’est-il pas contradictoire de m’inviter à le réparer, puisque c’est aux dépens des faibles que je devais me nourrir ? Vous me parlez de contrat ? Auquel ai-je souscrit ? Vous me parlez de penchans altruistes ? mais si je ne les ressens pas ? Et, d’ailleurs, au nom de quel pouvoir mystérieux me tenez-vous ce langage ? Puisque rien n’existe au-dessus de l’homme que des lois fatales et aveugles, je ne reconnais qu’un maître : la force. Je suis ou je cherche à être le plus fort. Au vainqueur les dépouilles !

Sans doute ce langage est brutal, grossier, violent. Mais, qu’on y prenne garde, c’est celui que ne tarderait pas à tenir l’humanité le jour où la conception fataliste du monde aurait définitivement remplacé l’antique conception providentielle qui a nourri depuis tant de siècles les plus nobles esprits elles plus grands cœurs. Oui, ils ont le droit de le dire avec quelque fierté, ceux qui, non sans troubles et sans secrètes angoisses, demeurent cependant obstinément fidèles à la notion d’un Dieu créateur et paternel ; seuls ils sont fondés à soutenir que les rapports des hommes entre eux doivent être réglés par une autre loi que celle d’une lutte sans merci. Cette loi est la loi d’amour, et c’est l’amour, ainsi que l’origine du mot l’indique, qui a engendré la charité. Il faut, en effet, s’entendre sur le sens qu’on attache à l’expression et ne pas permettre aux malveillans de s’armer contre la charité des erreurs qui ont pu être commises en son nom. Il ne faut pas permettre qu’on la confonde avec telle ou telle forme plus ou moins judicieuse sous laquelle on peut l’exercer. La charité, en particulier, ne doit pas être confondue avec l’aumône. L’aumône n’est qu’un des nombreux moyens d’exercer la charité, le plus facile, et peut-être, à cause de cela, le moins efficace de tous. Faire ce que, du plus au moins, fait chacun de nous, c’est-à-dire donner une partie de son superflu à ceux qui manquent du nécessaire, n’est qu’un mérite assez mince, et si l’aumône directe est parfois indispensable, s’il n’est pas vrai, comme on le répète avec dureté,