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connaît lui-même son Horace : et, pour « l’exquise harmonie » des vers de Racine, ceux-là seuls en réalité la goûtent, ne nous y trompons pas, dont l’éducation classique a formé l’oreille et l’esprit. Je le sais ; le « peuple » passe aujourd’hui pour bon juge de l’ironie de Pascal et de la sensibilité de Racine, de l’éloquence de Bossuet et du comique de Molière, de l’esprit de Voltaire et de la noblesse de Lamartine : on le lui dit du moins, et il le croit sans doute, La preuve pourtant qu’il ne t’est point, c’est que l’éloquence du plus grand des orateurs n’a jamais différé pour lui de celle d’un tribun de carrefour, et qu’aux inepties qui nous font pleurer de désespoir, il rit d’aussi bon cœur qu’aux meilleures plaisanteries de Molière. Il applaudit aussi aux tragédies de Racine, mais où il pleure, comme il dit, toutes les larmes de son corps, croyez-vous, si vous le connaissez, que ce soit à Phèdre ou plutôt aux Deux Orphelines ? Et nous, si nous distinguons, si nous mettons une différence dans la qualité de nos plaisirs, si nous rougissons d’avoir goûté les uns, si nous nous savons gré d’être capables des autres, nous le devons, sans le savoir peut-être, uniquement au bien fait de notre éducation classique, aux leçons de la Grèce et de Rome. C’est à peu près ainsi que dans l’évanouissement lent des anciennes croyances, nous pouvons cependant continuer d’être gens de bien, grâce à ce que ces croyances ont jadis insinué, dans le sang d’où nous venons, de moralité secrète et de vertu latente. Tout un passé vit toujours en nous, dont nous n’avons pas conscience, que nous raillons même ou que nous insultons parfois, mais que cependant nous ne réussissons pas à détruire en nous ; et heureusement, car c’est peut-être le meilleur de nous. Mais savoir distinguer entre ses plaisirs, vous êtes-vous demandé quelquefois ce que c’est ? Ce n’est pas seulement toute la critique, c’est tout le sentiment littéraire ; il se pourrait que ce fût encore toute la culture et toute l’éducation.

Aussi longtemps donc que l’éducation n’aura pas pour objet d’anticiper inutilement sur une expérience de la vie que la vie peut seule nous donner, mais de nous préparer à profiter de cette expérience, lorsque la vie nous l’imposera, les langues anciennes, et le latin particulièrement, devront demeurer la base même de l’éducation. Car, d’une part, le temps que l’on prétend qu’elles prennent, il n’y a pas d’autre moyen de le mieux employer, puisque les études que l’on y voudrait substituer, celle de l’histoire ou celle des langues étrangères, ne peuvent porter leurs fruits qu’à la condition de tomber elles-mêmes dans un terrain que peut seul préparer le latin. Mais, d’autre part, et conséquemment, il importe assez peu qu’une fois entrés dans la vie réelle nous relisions rarement ou jamais les Géorgiques ou les Verrines, puisqu’il ne s’agissait par