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d’une bonne famille, lieutenant de vaisseau et décoré ? D’autres fautes de goût enfin ne sont ni voulues ni apparemment nécessaires. Gontran, pour gagner sa mère à son projet de mariage, étale une érudition saugrenue et peu décente sur les rapports de ses arrière-grands’mères avec les rois de France, depuis Louis XII jusqu’à Louis XV ; cependant ses aïeux, à l’en croire, n’auraient rien fait pour l’état, sous aucun règne, que d’accepter le salaire des services déshonnêtes de leurs femmes. Mme de Chabreuîl, d’autre part, cette douairière en cheveux blancs, couvrirait la voix d’un chroniqueur moraliste en dépense d’effets oratoires ; elle parle de renvoyer Georgette, « la vieille fille de joie, » et toutes ses pareilles à « leur égout : » sans doute, elle manie facilement le balai, s’indigne-t-elle de la duperie des honnêtes femmes, écoutez comme elle les apostrophe ; « Imbéciles ! Que ne faites-vous Comme Mme Jojotte ? .. On court la prétantaine ; on y attrape quelque enfant de hasard,.. bonne mère ! .. Ma chatte aussi, quand elle a bien couru les toits, elle est très bonne mère ! » Enfin, Paula elle-même, cette délicieuse et pudique personne, quand l’ami Clavel exhorte sa piété filiale et met devant ses yeux les bienfaits de sa mère, sachez de quel propos elle l’interrompt, et dites si cette platitude de rédaction ne rend pas l’idée plus fâcheuse : Clavel excuse Georgette par l’emploi qu’elle a fait de sa fortune ; d’un ton mélancolique, mais le plus simple du monde, la jeune fille murmure : « Si mal acquise ! .. »

Mais ce n’est rien de tout cela, en vérité, qui empêche Georgette de ravir l’auditoire ; ce n’est pas non plus la qualité du style, plus traînant néanmoins en divers passages qu’on ne l’attendait de M. Sardou, et çà et là plus impropre ; encore une fois, ce qui retient la pièce comme un double poids de plomb, c’est la double solution que l’auteur a voulu y attacher : n’est-ce pas pour elle qu’il l’a faite ? Il a juré, voyant les bateaux de ses confrères qui vont sur l’eau, qui remontent même le courant alors que le préjugé public le descend, il a juré de n’imiter personne ; et, comme rien n’est impossible à son talent de constructeur, il a tenu parole ; il a fait un bateau qui ne va pas sur l’eau ; ancré par deux amarres, cet ouvrage est un merveilleux ponton.

Oui, certes, il est merveilleux, et pour le construire et pour l’aménager il a fallu bien du talent : sa vue, en somme, n’amuse-t-elle pas le spectateur assez pour qu’il reste sur place, trois heures durant, à le considérer ? Un ouvrage de cette sorte ! avec les défauts que nous connaissons ! N’est-ce pas singulier ? Il faut que, par d’autres endroits, le mérite de la facture soit rare : il l’est, en effet. L’exposition, si touffue qu’elle soit, est claire ; l’entrée de Geogeotte, quand la duchesse de Carlington est annoncée, fait ouvrir vivement l’œil au public ; les deux grandes scènes où elle obtient de Clavel la promesse d’une discrétion absolue et où il la retire, séparées par la petite scène où il apprend de Paula qu’elle et sa mère connaissent sa belle-sœur, à lui, et