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Questa mano possente e candida tient ma destinée entre ses doigts ; le plus léger mouvement de cette main auguste m’élève jusqu'aux nues, agrandit la sphère de mes forces, me fait planer dans les cieux, et je n’aperçois plus rien au-dessus de moi que la puissance du génie de celle qui dispose de moi. Mais aussi, un moment d’oubli lui fait-il échapper le ballon d’entre les doigts, aussitôt il roule à terre, tout son orgueil l’abandonne, le découragement et le désespoir prennent la place de la confiance, et à toutes les pensées hautes succède un anéantissement total. Cependant, qu'es-tu, ô misérable ballon, pour vouloir toujours occuper cette main qui tient les rênes du plus vaste empire et dont les mouvemens décident les mouvemens du monde? Si par un miracle inexplicable elle a daigné te soutenir depuis dix ans, comment espérer que ce miracle se renouvelle et se perpétue? De tout cela, madame, il résulte que c'est une triste condition que celle d’un ballon qui renferme un cœur. »

Catherine, dans ses réponses, adopte le même genre de sério-comique; seulement, tandis que la bouffonnerie aidait Grimm à déguiser l’adulation sous l’hyperbole, l’impératrice s’en sert pour dissimuler la faveur sous des façons de brusquerie. Comme son correspondant, elle bariole son français d’allemand, et quel français que le sien! Ce n’est pas qu'elle ne l’ait appris dans son enfance, de Mlle Gardel, son institutrice; elle en possède l’usage courant, mais elle le parle avec un mélange bizarre de tours idiomatiques et d’incorrections, allant toujours son chemin, se plaisant à l’incohérence des images. Elle a « un mal de tête qui ne se mouche pas du pied. » Elle énonce hardiment que « cinquième roue au carrosse ne saurait rien gâter à l’omelette. » Çà et là, des mots grossiers, de ceux qu'on n’écrit pas en toutes lettres. Un naturel, pour tout dire, qui va jusqu'à l’abandon. Catherine a dans son correspondant une confiance absolue, et elle éprouve le besoin de causer avec lui en tout lieu et en toute circonstance. Elle lui rend compte de ses fêtes, de ses constructions, de ses voyages, de ses affaires d’état, de ses triomphes, de ses chagrins. Elle ne le lui cache pas : « Je n'ai jamais écrit à personne comme à vous. » Et une autre fois : « Je vous écris tout ce qui me passe par la tête, sans ordre ni règle, sans style ni orthographe ; vous avez nommé cela admirablement bien : olla podrida impériale, car vraiment mes lettres ressemblent au plat espagnol. » Et encore, vers la fin : « Je sais et n’en doute pas que vous m’êtes profondément attaché : entendez-vous, souffre-douleur ? Et voilà pourquoi je vous dis tout ce qui se trouve au bout de ma plume. »

Grimm est l’homme d’affaires de Catherine, un factotum dans le