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vous vouliez bien un jour me dire ce que c’est que ce monde, je vous en aurais beaucoup d’obligation. » Aussi lâche-t-elle de se faire l’œil sec. « Savez-vous ce que je fais, écrit-elle, dans les occasions attendrissantes? Je n’y pense pas, et comme de mon naturel je suis mouton, je rêve à la moutonne et cela me tire d’affaire. » Elle possède un autre secret : ne compter ni sur la gratitude, ni sur la réputation. « Il y a très longtemps que, dans mes actions, je ne prends plus garde à deux choses, et qu'elles n’entrent en rien en ligne de compte dans tout ce que je fais : la première, c’est la reconnaissance des hommes, la seconde l’histoire. Je fais le bien pour faire le bien, et puis c’est tout. »

Catherine, en littérature, aime le nerf, le grand. Elle lit Corneille et goûte Shakspeare[1]. Cependant elle préfère la gaîté au tragique et le bon sens à tout. Aussi est-elle éprise de Voltaire. Elle ne tarit pas sur son compte. « Depuis qu'il est mort, il me semble qu'il n'y a plus d’honneur attaché à la belle humeur; c’était lui qui était la divinité de la gaîté. » Elle par le du découragement et de l’indifférence pour toutes choses où l’a jetée la nouvelle de la mort du grand écrivain. « Au reste, ajoute-t-elle, c’est mon maître, c’est lui ou plutôt ses œuvres qui ont formé mon esprit et ma tête. Je vous l'ai dit plus d’une fois, je pense, je suis son écolière ; plus jeune, j'aimais à lui plaire ; une action faite, il fallait pour qu'elle me plût qu'elle fût digne de lui être dite, et tout de suite il en était informé. Il y était si bien accoutumé qu'il me grondait lorsque je le laissais manquer de nouvelles et qu'il les apprenait d’autre part. Mon exactitude sur ce point s’est ralentie les dernières années par la rapidité des événemens qui précédèrent et succédèrent à la paix, et par le travail immense que j’ai entrepris j’ai perdu la coutume d'écrire des lettres, et je me sens moins de disposition et de facilité à en écrire. » (1778.)

Grimm avait fait cadeau à Catherine d’une tabatière avec l’image du tombeau de Voltaire sur le couvercle ; elle s’en défit, ne pouvant voir cette boîte sans émotion. l’édition de Kehl se prépare, l’impératrice en réclame sur-le-champ cent exemplaires afin d’en déposer partout. Elle veut que les œuvres de son maître servent d’exemple, « qu'on les étudie, qu'on les apprenne par cœur, que les esprits s'en nourrissent : cela formera des citoyens, des génies, des héros et des auteurs. » Elle aurait désiré que l’édition eût suivi l’ordre chronologique, pensant que le pêle-mêle des sujets eût été plus piquant, et qu'on aurait alors mieux jugé « cette tête unique, une tête à tintamarre, une tête utile au genre humain par plus d’un côté, une tête dont on n’aurait pu lire les œuvres sans que cela eût

  1. « Racine n’était pas son homme, excepté dans Mithridate.» (Le prince de Ligne.)