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ainsi abandonnée. » Les semaines se succèdent et Catherine s’étonne d'être encore en vie. « Si vous voulez savoir au juste mon état, écrit-elle, je vous dirai que l’unique mieux qu'il y a, c’est que je me suis raccoutumée aux faces humaines, que d’ailleurs le cœur me saigne comme au premier moment, que je fais mon devoir et tâche de le faire bien, mais que ma douleur est extrême et comme je n’en ai senti de ma vie, et voilà trois mois que je suis dans cette cruelle situation, souffrant comme un damné. » (1784.)

N'allons pas croire cependant que Catherine ait été inconsolable. Deux ans ne se sont pas écoulés depuis la mort de Lanskoï que nous rencontrons, dans ses lettres, un nouveau familier du palais, qu'elle désigne sous le nom de l’Habit rouge. l’Habit rouge par-ci, l'Habit rouge par-là. l’Habit rouge aime les pierres gravées et les médailles, on lui achètera celles du duc d’Orléans qu'on avait trouvées d’abord trop chères. l’Habit rouge a envie d’avoir un Buffon : Grimm est prié d’envoyer les œuvres complètes du naturaliste, la plus belle édition possible et « bien illuminée. » l’Habit rouge est du voyage de Tauride, et il fait un beau train avec le comte de Ségur et le prince de Ligne. l’Habit rouge a tous les talens comme tous les agrémens : il dessine, il est passionné pour la musique, il taille des camées. l’Habit rouge est fait, dans les quinze jours, comte du saint-empire par Joseph et aide-de-camp général par Catherine. Catherine le recommande à son correspondant sur tous les tons : « Il est si aimable, si spirituel, si gai, si beau, si complaisant, de si bonne compagnie que vous ferez bien de l’aimer sans le connaître. » l’extérieur répond à la distinction et aux charmes de l’esprit : « Nos traits sont très réguliers ; nous avons deux superbes yeux noirs avec des sourcils tracés comme on n’en voit guère ; taille au-dessus de la médiocre, l’air noble, démarche aisée. » Toutes ces perfections n’empêchèrent pas que Momonof, — c’était le nom du favori, — ne finît par une disgrâce. Une lacune dans notre correspondance nous laisserait incertains sur les causes de cette chute, si nous n’avions le récit de Ségur. Momonof s’était épris d'une des demoiselles d’honneur de l’impératrice, la princesse Scherebatof; mis en demeure de s’expliquer, il avoua sa passion en implorant la clémence de sa souveraine. l’irritation fut d’abord des plus vives, mais Catherine surmonta bientôt son ressentiment, et après avoir marié les coupables et les avoir même richement dotés, elle se contenta de les éloigner de la cour. Elle parle seulement, dans une lettre à Grimm, d’ingratitude et de « la plus bête des passions ; » le favori lui paraît plus digne de pitié que de colère ; et, pour elle-même, elle se déclare « excessivement punie pour la vie. » Cela voulait-il dire qu'elle renonçait désormais à ce