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dangers qu'elle court et le rôle qu'elle aurait à jouer, des vues qu'il a communiquées à Grimm, et que Grimm, assez maladroitement, s'est hâté de soumettre à l’impératrice. Pis encore, le prince Henri tourne au libéralisme ; il n’est pas absolument contraire à la révolution française, et, une fois la guerre engagée, il a fait des plans de pacification. Or, Catherine n’aime pas les affairés, et elle n’admet surtout pas qu'on traite avec les jacobins. Savez-vous pour- quoi le prince Henri veut toujours parler des affaires de la France? C’est que c’est une tête inquiète ; c’est un alambiqué toujours monté sur des échasses; c’est un important, ma commère l’empressée, — un petit-maître qui, pour faire croire qu'il a des rendez-vous, quitte la compagnie et va s’enfermer chez lui. Henri passe pour avoir conseillé la paix de Bâle : Catherine, de ce moment, le tient pour capable de tout; il n’en a agi ainsi que pour devenir tuteur de Louis XVII, et, après sa mort, roi de France ; elle le compare à Philippe-Egalité. Je regrette d’avoir à ajouter que Grimm ne défend que faiblement son ancien protecteur et ami; le culte des nouvelles divinités l’emporte, et il finit par traiter lui-même de jacobin le prince dont il avait été si heureux et si fier jadis de recevoir l’hospitalité à Spa.

Si Catherine n’épargne pas l’oncle, que sera-ce du neveu? L’injure, pour le successeur de Frédéric, va tout de suite aux gros mots : « Sa Majesté prussienne s’occupe présentement à faire renaître les cochonneries polonaises. Morgue! si cela arrive, je vous promets qu'il le paiera cher.» « Avec frère Gu (c'est ainsi que l’impératrice désigne Frédéric-Guillaume), on ne sait jamais où on en est, si un moment on cesse de se souvenir qu'il est et les siens capables de toutes les fourberies possibles pourvu qu'il en reçoive un écu. »

L'influence des intérêts sur les jugemens et sur les affections n'a jamais été si évidente que dans l’inclination de Catherine pour Joseph II. La tsarine avait besoin de la complicité de l’Autriche pour accomplir ses desseins sur Constantinople, et dans une alliance avec l’empire contre la Turquie elle trouvait cet autre avantage de détourner l’empereur de la Pologne. Joseph était entré avec empressement dans des vues où il ne soupçonnait pas d’arrière-pensée ; il avait recherché Catherine, lui avait rendu hom- mage à Mohilef, à Pétersbourg, en Crimée ; il alla jusqu'à prendre part personnellement à la campagne de 1788 contre l’Ottoman. C'était plus qu'il n’en fallait pour que Catherine le jugeât un homme supérieur. Il est vrai de dire pourtant qu'elle avait été séduite à première vue. « Quand il a appris, écrivait-elle de Mohilef, que j'ai retranché quatre jours de mon voyage pour le devancer, il s’est