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d’être tentée de le chercher ailleurs. Ce que les diplomates et les stratégistes russes convoitent sur le Paropamise et l’IndouKouch, c’est moins, nous l’avons dit, les clés de l’Inde ou de l’Océan-Indien que celles de la Méditerranée. Vainqueurs dans l’Afghanistan, ils seraient exposés à la tentation de se payer de leurs victoires sur la Mer-Noire ou le Bosphore. Pour beaucoup d’entre eux, l’Angleterre ressemble au dragon qui garde les pommes du jardin des Hespérides. Le dragon réduit à l’impuissance, ils auraient peine à ne pas étendre la main sur les pommes d’or, au risque de se heurter à des gardiens non moins vigilans. Les comités slaves, exaltés par la lutte contre l’ennemi héréditaire, presseraient le tsar d’exécuter le programme national, de compléter l’œuvre inachevée de San-Stefano. Avec tous les matériaux inflammables accumulés entre le Danube et la mer Egée, il serait difficile qu’une guerre entre la Russie et l’Angleterre demeurât sans contre-coup sur les Balkans. L’Europe risquerait fort de voir, dans les préoccupations de la diplomatie, le Rhodope succéder au Paropamise et le Vardar et la Maritza à l’Héri-Roud et au Murghab. La Russie aurait beau triompher des Anglais en Afghanistan, elle ne serait pas plus qu’en 1854 ou 1878, maîtresse de disposer à son gré du sort de ses protégés d’Europe. Ses victoires asiatiques ne feraient qu’exciter les prétentions de ses sujets ou de ses cliens, sans lui donner plus de moyens de les satisfaire. Son gouvernement serait exposé à être débordé par les aspirations nationales, ce qui n’est pas bon pour un autocrate. La leçon de San-Stefano est trop récente pour avoir été oubliée à Pétersbourg, et l’attitude du gouvernement impérial en face de la Bulgarie et de la Roumélie orientale semble prouver qu’elle ne l’a pas été. Le congrès de Berlin a montré qu’il est des questions que, même victorieux, le tsar ne peut prétendre régler seul. Si elle avait eu l’imprudence de s’engager, en Asie, dans une longue guerre, la Russie eût couru le risque de voir les problèmes qui lui tiennent le plus à cœur tranchés par d’autres, sans elle et contre elle.

Pour toutes ces considérations et pour d’autres encore, la Russie nous semblait non moins intéressée à la paix que l’Angleterre, et c’est pour cela que, en dépit des lenteurs et des difficultés des négociations, nous n’avons cessé d’espérer une solution pacifique. Malheureusement, si la guerre est évitée aujourd’hui, les deux empires demeureront longtemps sous la menace d’un conflit. Le traité signé, la frontière des Afghans délimitée d’un commun accord, ils vont, chacun de leur côté, se préparer pour la lutte devant laquelle ils auront reculé ; ils vont, de part et d’autre, travailler à l’accroissement de leurs moyens d’action, fortifier leur base d’opérations, créer des chemins de fer qui rapprochent leurs armées du futur champ de bataille.