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au dehors, du for intérieur, où l’on croyait autrefois qu’ils s’élaboraient, à la série des circonstances qui les suscitent ou les dirigent, et que l’on regarde volontiers comme les vraies maîtresses de notre existence. On se résigne, avec une facilité qu’on n’avait jamais connue, au fait accompli ; on ne discute plus avec l’événement ; on le subit, sans prétendre à le changer. N’y a-t-il pas un double symptôme de cette évolution des esprits dans l’affaiblissement des caractères, qui semblent s’abandonner à toute opinion qui passe, à tout vent de fortune et de succès, et dans l’affaiblissement parallèle de nos jugemens moraux, si complaisans à tout excuser, à tout absoudre ?

Cette tendance se caractérise fortement dans la critique contemporaine. Là aussi, il semble qu’il ne s’agisse plus de juger, mais seulement de comprendre. Y a-t-il du bien, du mal, dans les actes qui appartiennent à l’histoire ? Y a-t-il du laid ou du beau dans les œuvres qui relèvent de la littérature ou de l’art ? Qui le sait ? Le critique n’a qu’à observer ce qui se passe et ce qui se produit, et à tâcher de l’expliquer. Rien de plus. Il n’a pas d’autre ambition, il ne peut en avoir d’autre que de noter consciencieusement les formes d’esprit, les états d’âme d’où ces actes et ces œuvres dérivent, et sa tâche est accomplie quand il nous a fait toucher du doigt les différens ressorts de la machine historique ou littéraire qu’il met en scène. Il étudie ce qui est. De quel droit étudierait-il ce qui doit être ? Y a-t-il quelque chose qui doive être de préférence à autre chose ? Les diverses manifestations de la force ont toutes le même droit à l’existence ; chacune a son intensité et sa direction réglées par les circonstances qui l’ont produite ; chacune apparaît à son heure avec la régularité fixe des phénomènes que la science pourra un jour prévoir, mais que déjà elle peut expliquer dans le présent et dans le passé. C’est là son œuvre propre, sa vraie fonction dans l’ordre intellectuel et moral. J’ai grand’peur qu’il ne se cache un grand fonds d’indifférence sous l’apparence de cette sympathie trop compréhensive pour les hommes et les choses. En tout cas, il est trop clair que le critique qui part du déterminisme s’interdit le droit de juger. Pour juger et pour enseigner, il faut croire d’abord à la liberté, au bon ou au mauvais emploi que l’on en peut faire, à l’éducation personnelle, dont chaque esprit est responsable à l’égard de lui-même, à la direction, enfin, qu’il peut et qu’il doit donner à ses facultés. Hors de la liberté, il n’y a que des résultantes ; tout a sa raison d’être, sa justification, même le bas et le laid ; à quel titre discuterait-on la nécessité d’où procède chaque forme d’esprit, qui n’est qu’un mode de l’existence universelle ?

Il en est de la morale comme de la liberté. Si elle est pure