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en était cependant la portée et l’on ne peut retenir en le lisant une réflexion douloureuse. Supposez le principe du service universel admis dès la fin de 1789, mis en vigueur en 1790 et 1791, prêt à fonctionner en 1792 : le choc inévitable a lieu, sans doute, mais quelle différence ! Dès le début des hostilités, la révolution peut mettre en ligne deux ou trois cent mille hommes de troupes déjà faites au service, à la discipline, appuyés sur toute la nation armée. Au lieu de la redoutable extrémité de la levée en masse, à la place de cette cohue d’un million de citoyens arrachés tout à coup à leurs foyers et poussés au feu, le premier moment d’enthousiasme passé, par les moyens révolutionnaires, vous avez une défense ordonnée, régulière, suivie bientôt d’une paix honorable. La guerre extérieure n’est plus une guerre de conquête et de butin, poursuivie contre tout droit et toute raison, par un gouvernement intéressé à la prolonger ; la guerre civile est évitée. Que de changemens, qui sait, peut-être encore ?

La constituante, à dire vrai, ne pouvait se placer à ce point de vue pour traiter la question du service militaire, et ce n’est pas sur des hypothèses qu’elle devait juger du projet de Dubois-Crancé. On peut regretter toutefois qu’elle n’ait pas cru devoir en adopter sinon toutes les données, au moins l’esprit général. Dans l’état d’inquiétude et d’irritation sourde où la révolution avait jeté l’Europe, la prudence la plus élémentaire lui commandait d’augmenter sensiblement l’effectif de l’armée, et, sans aller jusqu’au système de Dubois-Crancé, il est inconcevable, isolée comme elle l’était, qu’elle n’ait pas mieux senti la nécessité de se tenir prête à tout événement. Lorsque Narbonne, au commencement de 1792, entreprit, pour rassurer l’opinion publique émue, son fameux voyage aux frontières, il ne trouva que 120,000 hommes de troupes échelonnées de Lille à Bâle, aux Pyrénées et sur les Alpes. Quant aux cent mille auxiliaires décrétés au commencement de 1791 et destinés à remplacer la milice, ils n’existaient encore que sur le papier. C’est ainsi que la constituante, et la législative après elle, s’étaient mises en situation de faire face à l’Europe, et voilà bien la mesure de leur esprit politique et de leur perspicacité.

Il faut dire aussi, pour être juste, que la cause du service militaire universel eût gagné à être défendue par un autre avocat. Dans un débat qui touchait à tant d’intérêts, la plus grande prudence s’imposait aux orateurs de la minorité. Tout au contraire, Dubois-Crancé parut prendre à tâche de froisser ses collègues, en se faisant à plusieurs reprises, au cours de sa discussion, l’écho des accusations les plus injurieuses contre l’armée. Ce n’était pas le moyen de rallier à son projet les nombreux militaires qui siégeaient à la constituante, et l’on comprend l’émotion qui s’empara d’eux à ces