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et réservait toute son attention et toutes ses grâces au comte Schouvalof, il se serait épargné de cuisans regrets et il n'eût pas compromis les intérêts traditionnels de son pays.

La Russie est dégrisée aujourd'hui ; les rêves qu'elle caressait se sont évanouis. Les populations qu'elle a délivrées, au lieu de se ranger sous son protectorat, échappent à son influence et la paient d'ingratitude. Elle voit où l'a conduite la politique des rancunes dont s'inspiraient Alexandre II et son ministre en 1870 et ce qu'il lui en coûte d'avoir laissé écraser impassiblement la France. L’Autriche lui barre le chemin des Balkans, et c'est l'Allemagne, qu'elle félicitait à chaque victoire, sans égards pour nos infortunes, qui est prépondérante à Constantinople. Elle a pu entrevoir, en 1878, au prix d'immenses sacrifices et de son influence en Europe, la coupole de Sainte-Sophie ; — la reverra-t-elle jamais?..

Mais, en 1867, elle avait encore toutes ses illusions, tous les efforts de sa politique se concentraient sur l'Orient ; elle réclamait des réformes, elle se préoccupait du sort des Bulgares, de l'indépendance des Serbes, de l'ambition des Monténégrins et des Grecs, elle s'indignait de l'oppression des Candiotes. En réalité, elle n'avait qu'une idée : déchirer le traité de Paris, et elle se flattait d'y arriver à force d'habileté et de persévérance, avec l'appui de la Prusse, qui caressait secrètement ses convoitises, avec la complicité inconsciente de la France, en exploitant son influence à Constantinople. Détacher la France de l'Angleterre, paralyser l'Autriche par la Prusse et profiter d'une grande commotion européenne pour soulever les Balkans, minés par la propagande panslaviste, telle était sa stratégie. Elle espérait nous engager avec elle en Turquie en affectant de nous rendre service à Berlin. Au fond, elle savait fort bien que la cour des Tuileries ne romprait pas aisément avec l'Angleterre et que la politique française-ne lierait pas partie avec elle pour détruire l'empire ottoman. Mais il lui importait d'exagérer son intimité avec nous, de nous entraîner dans des démarches compromettantes pour s'ingérer sous notre pavillon plus aisément dans les affaires de la Porte.

M. de Moustier n'était pas dupe des protestations du prince Gortchakof, il en avait mesuré la sincérité lors de l'affaire du Luxembourg. Après six années passées sur le Bosphore, il avait percé à jour le jeu de la politique moscovite. Mais il avait intérêt à ne pas décourager la diplomatie russe, il se flattait de détendre les liens qui, depuis la mission du général de Manteuffel, au mois d'août 1866, après nos demandes de compensations, s'étaient noués entre Berlin et Pétersbourg;.

Le prince Gortchakof se posait volontiers en arbitre de la paix; ses journaux insinuaient que, sous son influence, les souverains réunis aux Tuileries échangeraient leurs idées sur la situation générale