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temps encore sa douleur dans ses vers, trouva dans son âme des accens déchirans, des cris de passion désespérés, puis, tout d’un coup, perdit ses forces et mourut d’un mal inconnu.

Quelques heures avant sa fin, sentant le cœur plein d’amertume et de regrets, elle dicta ces vers :

« Les fleurs se sont flétries vainement pendant que je contemplais ma vie qui traversait les années. »

Vêtue d’un linceul de soir brochée d’argent, les ongles cerclés d’or, le corps tout imprégné de parfums et d’aromates, elle fut enterrée dans un bois de camélias, sous un parterre d’œillets et de chrysanthèmes.

On raconte encore dans le peuple, — et cette légende est souvent reproduite en peinture, — que parfois, par les nuits de grande lune, l’ombre de cette infortunée sort de sa tombe embaumée et vient errer sur le lac Birva. C’est son fantôme, qui, se posant sur l’eau, en ride légèrement la surface ; c’est son haleine qui fait trembler le feuillage argenté des saules et les tiges élancées des bambous.


Et maintenant, c’en est fini du Japon et des enchantemens de Cipangu, l’Ile dorée. Le steamer qui m’emporte vers la Chine franchit déjà les passes sinueuses de Shimonozoki, entre deux côtes resserrées, boisées de pawlonias et de cèdres sous lesquels apparaissent çà et là un village, un temple.

Le soleil vient de disparaître dans la mer du côté du large, et une bande d’air enflammé, qui semble la vapeur d’un métal en fusion, se lève sur l’horizon pour s’éteindre à son tour quelques minutes plus tard ; vers l’est, au contraire, la mer a des teintes plombées et sinistres que terminent vaguement les ondulations indécises de la terre qui s’éloigne. Presque au même instant, des milliers de points lumineux brillent au loin et se meuvent lentement sur l’eau : ce sont des flottilles de jonques qui, chaque année, à pareille époque, viennent pêcher au flambeau sur les bancs poissonneux de ces parages. De loin, dans le clair-obscur de cette nuit, on dirait que toutes ces lumières, entre lesquelles émergent les formes sombres et vagues des récifs, sont l’illumination féerique de quelque ville flottante, d’une Atlantide de l’extrême Orient qui sort des eaux. Puis, vers minuit, tout s’éteint, tout disparaît, et le vent qui souffle de Corée dissipe cette vision dernière du Japon pour me rejeter sans transition dans la réalité.

Et la réalité, c’est Pékin avec ses rues immondes, ses ouragans de poussière, son climat glacial, sa foule brutale et agressive, et toutes les tristesses d’un exil à quatre mille lieues de France.


M. PALEOLOGUE.