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Une règle générale de critique, en effet, c’est qu’il n’y a pas d’histoire proprement dite avant l’écriture. La mémoire historique du peuple est toujours très courte. Le peuple ne se souvient que des fables. Le mythe est l’histoire des temps où l’on n’écrit pas. Peu féconds en créations mythologiques, les Hébreux y suppléaient par des monumens anépigraphes, destinés à servir d’avertissemens à l’avenir. Les noms donnés à certains lieux, à certains arbres doués d’une longue vie, tels que les térébinthes, étaient aussi des oth (signes) ou monimenta à leur manière. Les fêtes, certaines coutumes avaient enfin la prétention d’être des aides-mémoire, des garde-souvenirs. Mais tout cela était vacillant, prêtait à toutes les confusions.

Les chants populaires constituaient un témoignage bien plus ferme. L’usage des Hébreux et des peuples congénères était, à propos des événemens importans, surtout des batailles, d’en frapper en quelque sorte la médaille par un cantique rythmé, que le peuple chantait en chœur, et qui restait plus ou moins dans les souvenirs. C’est ainsi que chaque tribu arabe, sans nulle écriture, gardait le Divan entier de ses poésies. La mémoire arabe antéislamique, à laquelle on eût vainement demandé un renseignement historique précis, conserva, jusqu’aux missions littéraires des lettrés de Bagdad, cent cinquante ans après Mahomet, le trésor poétique énorme du Kitab el-Agani, des Moallakat et des autres compositions du même genre. Les tribus touaregs présentent de nos jours des phénomènes analogues. Israël possédait ainsi une très belle littérature non écrite, comme la Grèce a tenu, pendant trois ou quatre cents ans, tout le cycle homérique dans sa mémoire. On peut dire, en effet, que la littérature non écrite de chaque race est ce qu’elle produit de plus parfait ; les compositions réfléchies n’égalent jamais les éclosions littéraires spontanées et anonymes. Plus tard, ces chants, recueillis par l’écriture, formeront le joyau de la poésie hébraïque. Les plus célèbres pages de la Bible sortiront de ces voix d’enfans et de femmes, qui, après chaque victoire, recevaient le vainqueur avec des cris de joie, au son du tambourin.

Bien que tout ce que l’on raconte des compositions littéraires de David et de Salomon appartienne à la légende, il n’est pas douteux qu’on ait beaucoup écrit sous le règne de ces princes. Nous n’avons aucun monument de l’écriture hébraïque de ce temps ; mais l’inscription moabite de Mésa, qui est au Musée du Louvre, est à peine postérieure de cent ans à Salomon. Or le pays de Moab n’était en rien supérieur, à cette époque, à Israël. Le sépher, registre ouvert qui, dès le temps de Samuel, est censé avoir été déposé dans l’arche ou à côté d’elle, reste dans la pénombre[1]. On n’en saurait parler

  1. Le chapitre du premier livre de Samuel où il en est parlé ne fut rédigé que bien plus tard.