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avant elle sur les degrés du cirque. Exaspéré par ces cris de triomphe, par cette odeur de sang et cette musique de mort, il lève le couteau. Vous vous rappelez la phrase qui naguère, sur la petite place, un jour d’été, annonçait l’entrée de la joyeuse fille. Elle revient encore, mais sinistre, mais vengeresse, hachant trois fois la furieuse imprécation de José. Trois fois elle s’abat sur Carmen, impitoyable comme les rapides et claires visions des minutes suprêmes; et quand tout est fini, quand le meurtrier s’est agenouillé près de la morte, c’est par la phrase implacable que semble s’exhaler cette âme indomptée.

Voilà l’œuvre dans sa force ; s’il fallait la regarder dans sa grâce, nous ne finirions pas. Nous trouverions dans Carmen de petits tableaux de genre, lumineux comme des aquarelles, précis comme des gravures : le chœur des gamins et la querelle des cigarières au premier acte ; au second, la vertigineuse chanson dansée des bohémiennes. Les entr’actes, surtout le premier, l’étincelant quintette du second acte, tous les chœurs du troisième, sont des accessoires délicieux, des pages pleines de nouveautés heureuses, de trouvailles harmoniques et instrumentales. Une orchestration pittoresque, originale sans bizarrerie et simple sans indigence, mille détails de facture musicale ou de sentiment scénique trahissent une science consommée, mais toujours modeste, sans ostentation ni pédanterie.

Malgré son dénoûment tragique, l’œuvre dans son ensemble garde bien le ton et le style de l’opéra comique ; de l’opéra comique moderne, docile à l’esprit, aux procédés de la musique contemporaine, mais différant néanmoins du grand drame lyrique, comme la Micaëla de Carmen diffère, tout en lui ressemblant, de l’héroïne de Robert le Diable. Étudiez l’une et l’autre figure, écoutez Micaëla, puis Alice, le charmant duo du premier acte de Carmen, puis l’auguste récit du premier acte de Robert : O mon prince! ô mon maître! l’une des deux messagères vous apparaîtra comme une fille gracieuse et douce; l’autre, comme une vierge inspirée et libératrice.

Voilà comment Carmen demeure pour nous un opéra comique. C’est, depuis le Faust et le Roméo de M. Gounod, le dernier chef-d’œuvre de notre école française, et d’un genre qui, nous l’espérons, ne périra pas. Les faveurs de la Providence sont, comme ses rigueurs, soudaines. Puisse-t-elle nous rendre bientôt un maître à la place de celui qu’elle nous a enlevé !


CAMILLE BELLAIGUE.