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Iahvé ; mais ces livres étaient peu répandus et n’avaient pas éteint dans le peuple la fécondité légendaire. La tradition orale est essentiellement vacillante. L’arrangement des généalogies antédiluviennes n’était pas raconté par deux traditionnistes de la même manière. Les aventures attribuées à Abraham étaient souvent mises sur le compte d’Isaac ou de Jacob, et réciproquement. Les récits sur Moïse différaient du tout au tout. Les lois qu’on lui attribuait n’avaient rien de fixe. Il n’y avait d’à peu près uniforme que le récit du déluge. Le canevas de ce récit continuait d’être, trait pour trait, celui que les Hébreux primitifs avaient apporté de Mésopotamie et qu’on a retrouvé de nos jours sur les briques d’un des palais de Ninive.

On ignorera toujours les conditions dans lesquelles fut composée cette histoire sainte et nationale à la fois. La seule chose qu’on puisse affirmer est qu’elle fut rédigée de deux côtés, sans que les deux rédacteurs aient eu connaissance du travail l’un de l’autre ; à peu près comme la masse des traditions de casuistique juive, dix-huit cents ans plus tard, se fixa dans les deux Talmuds, dits de Jérusalem et de Babylone. Beaucoup d’indices semblent faire croire qu’il veut d’autres rédactions, qui furent plus tard fondues avec les deux premières en un seul récit suivi. Il en fut de même pour les Évangiles, à la seule différence que les Évangiles n’arrivèrent jamais à l’unité. Cette multiplicité de rédactions est presque une loi, toutes les fois qu’un ancien fonds de traditions orales est mis par écrit. Une telle rédaction ne se fait jamais officiellement ; elle se fait d’une façon multiple, sans entente ni unité. La haute antiquité n’avait pas l’idée de l’identité du livre ; chacun voulait que son exemplaire fût l’exemplaire complet ; il y faisait toutes les additions nécessaires pour le tenir au courant. Il n’y avait pas deux exemplaires semblables, et le nombre des exemplaires était extrêmement réduit. À cette époque, quand on voulait rendre la vie à un livre, on le refaisait. La lecture privée n’existait pas. Tout livre était composé avec une objectivité absolue, sans titre, sans nom d’auteur, incessamment transformé, recevant des additions, des scholies sans fin. Le livre, s’il est permis de prendre une comparaison à la science des êtres vivans, était alors un mollusque, non un vertébré. Cela frappe d’une certaine stérilité les recherches qui ont la prétention d’arriver, en ces matières, à une précision rigoureusement analytique : les grandes masses seules se distinguent ; mais les lois générales peuvent être entrevues quand le détail échappe. À travers mille incertitudes, l’historien arrive à entrevoir la manière dont s’accomplit la mise par écrit de ces antiques documens qui, par un sort étrange, sont devenus pour l’humanité le livre même de l’origine de l’univers.