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sans qu’il le veuille ! Quelle lutte intime et charmante que celle révélée par ces lignes d’Elise à sa sœur cadette : « Arrange-toi comme tu voudras, mais laisse-moi l’aimer un peu avant que, tu l’aimes. Il est si bon! Je viens d’avoir avec maman une longue conversation sur vous deux ; maman assure que la Providence mènera tout ; moi je dis qu’il faut aider la Providence. Elle prétend qu’il est bien jeune, je réponds qu’il est bien raisonnable, plus qu’on ne l’est à son âge. » c’est une véritable idylle que cette soirée du 3 juillet où, pour la première fois, à la campagne, Mlles Carron viennent rendre visite à Mme Ampère. « Elles vinrent enfin nous voir à trois heures trois quarts. Nous fûmes dans l’allée où je montai sur le grand cerisier d’où je jetai des cerises à Julie. Elles s’assit sur une planche à terre avec ma sœur et Élise, et je me mis sur l’herbe à côté d’elle. Je mangeai des cerises qui avaient été sur ses genoux. Nous fûmes tous les quatre au grand jardin, où elle accepta un lis de ma main ; nous allâmes ensuite voir le ruisseau ; je lui donnai la main pour sauter le petit mur, et les deux mains pour le remonter. Je restai à côté d’elle au bord du ruisseau, loin d’Elise et de ma sœur; nous les accompagnâmes le soir jusqu’au Moulin à vent, où je m’assis encore près d’elle pour observer le coucher du soleil qui dorait ses habits d’une manière charmante ; elle emporta un second lis, que je lui donnai en passant. »

Certes ce n’est pas l’éloquence et la touche large de la page des Confessions de Rousseau, mais quelle pureté et quelle candeur! Et cela se passait en 1797. Deux ans après, André-Marie Ampère épousait enfin Julie Carron, et, au dîner de noces, le bon Ballanche chantait dans un épithalame en prose le bonheur des jeunes mariés. Félicité parfaite, simplicité du cœur, comme les familles des classes moyennes en ont tant connu, et que nous avons voulu évoquer un instant en face des merveilleuses et des incroyables !

Si la bourgeoisie réagissait contre les mœurs du Directoire, un grand changement s’opérait en même temps dans ses opinions politiques. Elle s’était un peu tard convaincue que l’existence d’un pouvoir unique avait été la négation de toute sécurité et de toute justice. Les esprits revenaient aux idées d’équilibre, de pondération et comprenaient la nécessité de se prémunir contre la tyrannie d’une majorité, tyrannie plus redoutable que celle d’un individu. Éclairés par cette tardive expérience, les quelques hommes graves, réfléchis, que la guillotine avait épargnés dans la Convention : Lanjuinais Berlier, Daunou, Durand de Maillane, Baudin, Boissy d’Anglas, déchirant la constitution jacobine, avaient pris pour base de la nouvelle loi constitutionnelle l’ancienne théorie de la séparation absolue des fonctions et des pouvoirs. La division du corps législatif en deux chambres était enfin reconnue indispensable.