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Talma dans Manlius ou dans Abufar et assister à une revue du premier consul. »

Ainsi se transformaient les familles bourgeoises, s’éloignant de jour en jour des mœurs, des coutumes du XVIIIe siècle, comme elles en avaient quitté les modes ; prenant de plus en plus possession de l’administration par leur amour des fonctions publiques, refaisant leur fortune par le travail et l’économie.

Préservées par leur esprit pénétrant, positif et fin, de tout ce qui était imprudent et désordonné, les femmes, avec une raison aimable et solide, reprenaient les rênes dans cette société encore mal asse, mais qui n’avait plus à offrir à leurs rancunes vaniteuses les inégalités d’autrefois. Si leur cœur de mère avait déjà la crainte des levées d’hommes trop nombreuses, leur esprit rasséréné n’avait cependant d’autres préoccupations politiques que le retour d’un attentat comme celui de la rue Saint-Nicaise.

Quelques années avaient suffi pour creuser un abîme infranchissable entre deux mondes.


VI.

Il y avait pourtant quelques survivans du monde philosophique, quelques représentans de ces salons bourgeois du XVIIIe siècle où l’on pensait à tout, où l’on parlait de tout, rien que par mouvement et plaisir d’esprit, où l’on conservait les traditions de l’Encyclopédie, où l’on restait attaché aux idées de liberté et d’humanité. Ces débris du passé avaient trouvé une dernière maison hospitalière, à Auteuil, chez une femme excellente et distinguée, ayant plus de bonté que d’esprit, plus de tact et d’ingénuité que de savoir, plus de naturel et de simplicité que de passion, et belle encore malgré les années. Elle se nommait Mme Helvétius.

De bonne heure, alors qu’elle n’était que Mlle de Ligneville, elle avait connu tous les gens de lettres chez sa tante, Mme de Graffigny. En ce temps-là, on l’appelait Minette ; quand elle était lasse des beaux esprits, elle quittait le cercle pour aller jouer au volant avec Turgot, qui étudiait en Sorbonne et portait la soutane. On ne sait pourquoi elle ne l’avait pas épousé. Helvétius, frappé de sa beauté, lui offrit sa main, après s’être démis de ses fonctions de fermier-général. Leur salon rassemblait à peu près les mêmes personnes qu’on voyait chez le baron d’Holbach : Diderot, d’AIembert, Condillac, Thomas, l’abbé Raynal.

Comme Helvétius sortait habituellement après le dîner pour aller à l’Opéra ou à la Comédie, sa femme faisait seule les honneurs du logis. Elle avait acquis cette qualité supérieure, chez une grande dame, de s’intéresser à tous sans vouloir plaire à un seul. Trois