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en proie à Vénus, qui la dévore; lui, tout à l’ivresse d’une admiration qui l’empêche de voir que, dans cette liaison où il s’engage, les rôles seront intervertis et que, de cette femme, qu’il s’habitue à regarder d’en bas, une sorte de protection flétrissante ne tardera pas à descendre sur lui. Nature spontanée, ardente, mais ne dépassant point l’ordinaire, il ignore d’où lui vient son trouble, et ne le saura que par sa rencontre avec Melitta. Alors la clarté se fait dans son âme et commence la tragédie entre la maîtresse implacable et l’esclave révolté, jusqu’à ce que, vaincue, à bout de colères et de jalousie, Sappho se relève à la fin dans un suprême effort de volonté, de résignation et d’apaisement. Elle sait désormais et renonce. La prédestination d’en haut exclut l’amour : l’héroïne s’est reconquise et rachète son erreur par la mort. Cette conception du sujet, à mesure qu’on y réfléchit, vous remet en mémoire le Torquato Tasso de Goethe; la lutte inégale et désastreuse du poète avec la vie. Il est vrai que l’analogie serait ici plutôt dans la situation que dans les caractères. Tasse meurt victime de l’inconsistance de son tempérament et d’une foule de désordres particuliers, qui ne sauraient pourtant être considérés comme la résultante inévitable d’une vocation, tandis que l’infortune de Sappho lui vient seulement d’avoir cru que celle que les immortels ont choisie pouvait aimer comme le reste des humains. C’est sa propre grandeur et non sa faute qu’elle expie, symbole elle-même de l’irresponsabilité du poète et de l’artiste en tant qu’individu.

À ce cycle d’études antiques se rattache la trilogie des Argonautes, qui contient Médée, œuvre puissante et de grand style. L’action y sort logiquement des caractères et, comme dans Shakspeare, ce sort les personnages qui font leur destinée. Autre point de ressemblance, l’élément barbare, partout absent de notre théâtre classique, est reconstitué de main de maître. Le roi de Colchide, Ariétès, est un chef de clan, sans foi ni loi, grossier, cupide et carnassier que le non moins avide et non moins égoïste Jason domptera par cela seul qu’il représente une civilisation plus avancée. Le charme fugitif que Médée exerce sur lui, la folle passion dont il l’embrase, simples moyens pour ce brillant seigneur d’arriver à ses fins et de s’assurer sa conquête de la Toison d’or. Nous voyons naître l’amour dans le cœur de Médée, nous assistons aux luttes de la femme et de la magicienne contre une force irrésistible, contre un mal où tous ses philtres ne peuvent rien, et c’est un trait d’observation bien à l’honneur du poète de choisir plus tard, pour détacher Jason de sa maîtresse, l’instant même d’une de ses incantations opérée contre son propre gré sur l’ordre exprès de son amant. La répugnance qu’il en conçoit tourne à l’horreur; beauté, caresses, dévoûment n’y peuvent rien: une sorcière n’est pas une femme, le démonisme inhérent à la nature