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luxe un peu voyant ; la popularité, ici, semble étouffer la gloire, comme les gros sous cachent l’or dans une quête nationale ; pourtant l’or ne manque pas. Quelques bras qui le poussent dans le sanctuaire, quelques fanfares qui en ébranlent les voûtes, Victor Hugo est Dieu.

Quelques mois se passent ; on court à Marion comme à un Te Deum : on en revient plus déconfit que de ce fameux jubilé, le Roi s’amuse. En 1882, le chef-d’œuvre s’était effondré avec majesté, comme un beau bâtiment s’abîme dans les flots ; en 1885, cet autre chef-d’œuvre échoue piteusement. Alors on se doute que deux désastres, coup sur coup, ne doivent pas être des accidens, mais les effets de causes permanentes et profondes. On se demande si l’œuvre théâtrale de Hugo, après avoir gagné son procès en première instance, alors qu’elle était militante, et même en appel, — c’est alors qu’elle fut triomphante, — le gagnera en cassation, c’est-à-dire devant la postérité. La mort, « ce caporal des rois, » est sans doute aussi le caporal des poètes dramatiques : on recherche si elle maintiendra celui-ci au poste d’honneur qui, dans ses dernières années, lui était échu, ou si, par aventure, elle ne l’en a pas déjà retiré. On ouvre donc une enquête. On examine la théorie romantique du drame. D’après elle, la tragédie et la comédie n’avaient représenté que l’homme simplifié, réduit par l’analyse à tel ou tel, héroïque ou ridicule, des élémens essentiels de sa personne. Le drame venait réunir ces deux parts et reconstituer l’homme réel. D’ailleurs, l’homme raffiné des classiques était aussi vrai, mais non plus, dans tel pays et dans tel siècle que dans tel autre : l’homme réel, au contraire, outre la vraisemblance universelle, éternelle, porterait la marque de la vérité particulière à une contrée, à une époque. La nature et l’histoire, voilà donc les sources jumelles où puiserait le poète dramatique : il en tirerait un breuvage qui aurait singulièrement plus de force et de saveur que les potions distillées de la tragédie et de la comédie. Mais proclamer ainsi, en 1827, les droits de la nature et de l’histoire et le double devoir du dramaturge envers elles, c’était partir en guerre contre les derniers classiques. Ceux-ci, vingt ans plus tôt. Mme de Staël les avait dénoncés : « Si l’on s’en tient à ces copies toujours plus pâles des mêmes chefs-d’œuvre, on finira par ne plus voir au théâtre que des marionnettes sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu’on appelle l’homme. » Dressant tout entière et toute vive « cette étonnante créature » sur la scène, Hugo voyait s’agiter l’armée de ces copistes qui ne manquaient pas de lui opposer leurs modèles : dans la préface de Cromwell, dans le deuxième acte de Marion, il se comparait, soit expressément, soit par allusion, à Corneille luttant contre le souvenir de ses devanciers et l’acharnement de ses contemporains, contre Hardy et Scudéry. C’est le courage et la chaleur d’âme de Corneille qu’il lui fallait pour faire éclore et s’épanouir, malgré les vents ennemis, cette fleur commune des sciences naturelles et