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deux élémens contraires. Ajoutant, par une opération nécessaire de son esprit, l’un de ces élémens à l’autre, accolant de même ce personnage-ci à celui-là, il ne sait pas qu’il institue des chimères et des groupes chimériques ; faisant une addition baroque, il croit constater un total ; fondant, par hallucination, une antithèse, il croit toucher une synthèse. Là-dessus, il estime qu’il a reconquis le réel et la nature, et il arbore leur drapeau. Mais ce champion du réel n’a produit que des idées pures, ce champion de la nature a produit des monstres.

Marion et Didier, la courtisane et l’enfant trouvé ; la raffinée, le sauvage ; infamie et pureté, misanthropie et amour ; — Hernani et Carlos, le bandit et le roi ; Hernani et Ruy Gomez, le jeune homme et le vieillard ; — Triboulet et François Ier, le bouffon et le roi ; — Triboulet, difformité physique et beauté morale ; Lucrèce Borgia, difformité morale et beauté morale ; — Catarina et la Tisbe, la femme dans la société, la femme hors la société ; l’une opprimée, l’autre méprisée ; — Marie Tudor et Jane, la reine et l’ouvrière ; la reine qui est femme à la façon d’une femme du peuple, et l’ouvrière qui est fille d’en lord ; — Marie Tudor et Maria de Neubourg, la reine éprise d’un favori méprisable et la reine éprise d’un favori admirable ; Ruy Blas et Maria de Neubourg, le laquais et la reine ; Ruy Blas et don Salluste, le laquais sublime et le grand seigneur à l’âme basse ; don Salluste et don César, le grand seigneur féroce et le frivole ; — Barberousse, l’empereur devenu mendiant ; Barberousse et Job, l’empereur et le burgrave rebelle ; Barberousse et Guanhumara, l’empereur amoureux d’une esclave ; — Torquemada enfin, dans cette œuvre dernière où les procédés sont plus saillans, comme les os sous la peau dans une vieille figure, Torquemada qui brûle les corps pour sauver les âmes : cruauté, charité ; — auprès de ce représentant de la religion, le représentant de la monarchie, Ferdinand le Catholique et sa femme Isabelle, « deux larves, deux masques, deux néans formidables, » c’est lui-même qui le déclare, — voilà, passée en revue rapidement, la galerie de ces personnages imaginés par le poète : les premiers ne sont guère plus humains que les derniers ; toutes idées pures, et plusieurs monstrueuses, voilà ces apparitions annoncées comme des personnes réelles.

Mais des formes qui ne sont pas des hommes ne sauraient être, cela va sans dire, des hommes de telle époque ou de tel pays. Tout ce que le poète peut faire pour elles, s’il veut leur donner un semblant de valeur historique et locale, c’est de les costumer à la mode d’un pays et d’une époque. Alors que seront-elles ? On oserait à peine le dire, si Ferdinand le Catholique ne suggérait le mot : des masques ! Oui vraiment, qu’est-ce autre chose que des masques, ces acteurs fournis de noms, de vêtemens, de meubles et d’allusions historiques, ce Cromwell, ce Richelieu, ce Charles-Quint, ce François Ier,