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meilleurs et les plus éclairés des Grecs et des Romains, parmi les héritiers de Phocion et de Cicéron, je me figure que Benjamin Constant se souvenait un peu de lui-même, et que l’expérience personnelle venait en aide à son érudition.

Au demeurant, je ne tardai guère à m’assurer qu’en ce qui le concerne, la magie noire n’avait pas mieux opéré que la magie blanche, et que le malin lui avait, de son côté, tenu rigueur.

Quelques jours après, en effet, j’étais au bal chez M. Greffulhe, le père de M. M. Greffulhe, bien connu alors dans le monde parisien, et de Mme de Castellane. M. Greffulhe possédait, en ce temps-là, une vaste et charmante habitation au haut de la barrière de Clichy, habitation morcelée depuis et devenue un quartier désert, percé de rues sales et tortueuses.

C’était un bal masqué ; on n’y était point admis à visage découvert. J’étais masqué comme tout le monde. Je ne tardai pas à remarquer qu’une personne à moi bien connue, et qui ne déguisait point sa voix, prenait mon bras, le quittait, puis revenait à moi, sans avoir d’ailleurs rien à me dire. C’était Mme Récamier. Ce manège me parut d’autant plus singulier que, la connaissant depuis bien des années, ayant souvent passé des jours, voire même des semaines avec elle, à la campagne, je n’avais jamais été ni l’admirateur de sa beauté, ni l’objet de ces préférences banales qu’elle prodiguait à tout venant, grand ou petit, jeune ou vieux, beau ou laid, sot ou spirituel, le tout en tout bien tout honneur, et comme pour s’exercer dans l’art de plaire et s’entretenir la main. Aussi n’était-ce pas de moi qu’il s’agissait. En coquetterie flagrante, d’une part avec Benjamin Constant, de l’autre avec Auguste de Forbin, j’étais, en quelque sorte, un instrument dont elle jouait ; elle se divertissait à entretenir leur jalousie réciproque en feignant de s’occuper de moi ; sous mon masque, j’étais Forbin pour Benjamin Constant, et Benjamin Constant pour Forbin, ce qui prouvait, du reste, qu’elle se moquait également de l’un et de l’autre. Je coupai court à ce charitable passe-temps qui ne convenait ni à ma position ni à mon caractère, et qui pouvait aboutir à me mettre gratuitement sur les bras deux sottes querelles, en quittant le bal avant minuit, et ce fut en sortant, si j’ai bonne mémoire, que j’entendis pour la première fois parler à voix basse du débarquement de l’empereur à Cannes. Le gouvernement l’avait appris dès le matin. Le lendemain, la nouvelle était publique.

Je dois cette justice à Mme de Staël, qu’elle ne s’y méprit pas un instant. Dès le premier mot, elle vit le bout des choses : l’armée en révolte, le pays résigné, le royalisme en déroute, et l’empereur aux Tuileries. Elle écouta avec la plus tranquille incrédulité, plutôt même avec un peu de compassion contenue, le déluge de