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étendu tout nu sur le sol, et hurlant de douleur. Ces chevaux, en outre, semblent aller à l’aventure. Tandis que l’un marche tranquillement au pas, un autre s’élance au galop. Bref, l’effet dramatique est réduit à sa plus simple expression, et il faut se féliciter de cet échec, car comment éprouver autre chose que du dédain pour un artiste se plaisant à peindre des scènes aussi horribles ? Troisième défaut capital : la perspective est nulle. Les personnages de l’arrière-plan sont aussi grands que ceux du premier. Mais quelle force d’observation dans les acteurs pris isolément ! Comme ils sont bien à leur affaire ! Quelle conviction et quelle hardiesse dans leurs traits et dans leurs gestes ! Quels monstres achevés ! Ils ont pour dignes rivaux ceux qui, dans le Jugement de Cambyse, au musée de Bruges, prennent un si vif plaisir à écorcher le juge prévaricateur. C’est là le côté faible, et, en même temps, le côté fort de l’école flamande, un réalisme qui ne recule devant rien.


Nous risquerions de faire fausse route en ne voyant dans le réalisme flamand du XVe siècle que l’expression d’un principe d’esthétique, une simple affaire de goût et de mode, un moyen de capter la faveur des amateurs ; le réalisme était en même temps un agent de propagande religieuse des plus puissans, quoique d’un emploi infiniment dangereux à la longue. Les symboles trop abstraits, — le Père éternel représenté par une main qui émerge des nuages, — les personnifications trop impersonnelles, les types empreints d’une beauté simple et noble, n’avaient plus assez de prise sur des esprits que le doute ne devait pas tarder à envahir, qui voulaient voir pour croire. Pour obtenir un redoublement de ferveur, il était indispensable de sacrifier l’idéal ancien, de faire appel à des instincts moins purs, de frapper par des images crues et triviales, telles qu’en offre la vie de tous les jours. Les impressions n’augmentent-elles pas en raison de la proximité ? Le spectacle des souffrances d’un voisin ne touche-t-il pas plus que le récit des malheurs d’un inconnu, de l’habitant d’une terre lointaine ? Les artistes flamands mettaient en pratique le mot d’Hamlet : Que nous est Hécube, ou que sommes-nous à Hécube pour la pleurer ? (What ‘s Hecuba to him, or he to Hecuba ? That he should weep for her ! ) Dépouiller le Christ, la Vierge, les saints, de leur caractère surnaturel, les transformer en créatures faibles comme nous, soumises aux mêmes affections, aux mêmes infirmités, telle était la dure, mais inéluctable condition au prix de laquelle l’art religieux, je devrais ajouter la religion elle-même, pouvait maintenir son prestige.

Ainsi prirent naissance ces Christs, ces Madones, ces saints et ces saintes qui sont le portrait de quelque bourgeois ou bourgeoise de Bruges, de Cologne, de Tours. L’imitation du modèle vivant