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Eschyle, c’est la trop grande fortune de la Perse et l’insolent orgueil de ses rois « qui ont été punis, aux champs de Platée, par la lance dorienne. » Pindare, dans ses Odes, rappelle aux vainqueurs, tout en portant leur gloire jusqu’aux nues, que c’est de là que part la foudre qui frappe surtout les grands chênes, et Ménandre, avec la grâce du génie grec, répète la mélancolique parole que Solon avait déjà fait entendre au roi de Lydie : « Le mortel aimé des dieux meurt jeune. »

Cette idée passera de la religion dans la politique : l’ostracisme, établi à Athènes, Argos et Syracuse, ne sera autre chose que la jalousie craintive du peuple contre des citoyens trop grands.

Les Romains ne connurent pas ce moyen d’échapper à l’ambition des hommes supérieurs, mais, comme leurs anciens frères, les Hellènes, ils craignaient Némésis. Camille, vainqueur des Véiens, redoute les maux réservés à trop de prospérité, et le consul romain mettait, sous son char de triomphe, l’objet, fascinum, qui devait détourner de lui les traits de l’envie divine. Même César, tout incrédule qu’il fût, accomplit pour se concilier Némésis, ou plutôt pour satisfaire la foule superstitieuse, un acte d’humilité qui ne le sauva pas des ides de Mars : rentrant à Rome après ses grandes victoires, il monta à genoux les marches du Capitole.

Le christianisme a supprimé l’envie des dieux, mais les hommes l’ont gardée ; quelques-uns mêmes en sont restés à l’âge de fer d’Hésiode et « aux soucis dévorans, » qui hâtent la décadence progressive de l’humanité ; tels ces vieillards décrépits en pleine jeunesse qui ne croient plus à l’amour, à l’art, à la poésie, à l’action, et qui, sans l’excuse du moine bouddhique ou chrétien qui met le but de la vie dans un autre monde, appellent la mort comme une délivrance. Qu’ils écoutent ce que la Grèce répondait aux désespérés, il y a vingt-quatre siècles, par la bouche du plus tragique de ses poètes.

Le religieux Eschyle sait que le fils d’Alcmène a été condamné par Junon à de terribles épreuves ; que la fille d’Inachos, poursuivie par un taon funeste à travers l’Europe et l’Asie, jusqu’aux rives du Nil, fut aussi son innocente victime, et que les Niobides ont péri par la jalousie de Latone. Dans le plus simple, mais aussi le plus grandiose de ses drames, il montre Vulcain clouant à un rocher du Caucase Prométhée le fils de la Justice divine. « Le chien ailé, le terrible convive que nul n’invite, lui ronge le foie et, tout le jour, se repaît de son noir et sanglant festin. » Quel est le crime du Titan ? Il a trop aimé les hommes : il leur a donné le feu, les arts, la science des nombres, qui les feront maîtres de la nature. La grande victime qui, pour l’humanité, souffre les plus cruelles tortures, reste obstinée dans un fier silence. Aux offres de pardon et de délivrance que