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caractère bestial et orgiastique, il devint le représentant des forces productives, le principe de la vie universelle et le libérateur de nos maux, par l’ivresse bachique ou prophétique sur la terre, par l’ivresse morale dans les mystères, par la félicité promise dans le royaume des ombres à celui qui aura su vaincre ses passions. Par toutes ces raisons, le Dionysos d’Eleusis présidait à la vie et à la mort, et son culte était tout à la fois joyeux et triste, joyeux jusqu’à la licence, triste jusqu’aux pensées sévères de purification et de perfectionnement moral.

Les mystères avaient d’abord parlé aux yeux ; ils étaient un drame religieux bien plus qu’un enseignement philosophique ou moral. Mais l’esprit ne pouvait demeurer inerte en face de ces cérémonies émouvantes. Les uns n’allaient pas au-delà de ce qu’ils avaient vu et s’arrêtaient pieusement à la légende ; d’autres, en petit nombre, s’élevaient du sentiment à l’idée, de l’imagination à la raison, et, grâce à l’élasticité du symbole, y firent entrer peu à peu des doctrines qui n’y étaient certainement pas à l’origine ou ne s’y trouvaient que d’une manière confuse. Démophoon au milieu des flammes fut l’âme qui se purifie au milieu des épreuves ; Proserpine et Dionysos aux enfers, la mort apparente de la moisson humaine ; leur retour sur l’Olympe, la résurrection de la vie et l’immortalité. Plus tard encore, ces idées se précisèrent davantage, et il s’élabora au sein des mystères un polythéisme épuré qui se rapprocha, par certaines de ses tendances, du spiritualisme chrétien. Diodore de Sicile croit que l’initiation rendait les hommes meilleurs et, n’était-ce pas un initié cet Athénien qui, en secret, dotait des filles pauvres, rachetait des prisonniers et enterrait les morts, sans demander à personne sa récompense ?

Cette rapide esquisse montre les étapes successives et le point d’arrivée de la pensée religieuse chez les Grecs. Le Destin n’est plus seul maître de l’homme ; la jalousie des Olympiens est devenue la Justice divine. Dégagé du joug écrasant de la fatalité, l’individu se reconnaît responsable, et la vertu, qui n’était comptée pour rien dans l’ancienne théologie, reprend ses droits. L’enfer se moralise, comme la vie s’est spiritualisée ; le ciel ne s’ouvre plus seulement aux Eupatrides, mais à l’humble et au pauvre honnête ; et le monde, entraîné par les philosophes, se met en marche pour trouver le souverain organisateur des choses. C’est à Platon que saint Augustin empruntera sa démonstration de l’existence de Dieu.


V. DURUY.