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actuels, et nous ajoutons, nous séparant ici d’un certain nombre de penseurs qui ont médité sur ces sujets, sans qu’il y ait lieu de leur offrir en retour un dédommagement quelconque. On nous fera observer que, si la terre a été usurpée à l’origine, ceux qui aujourd’hui possèdent un champ ou un domaine ne sont pas nécessairement les héritiers des premiers voleurs, liais que l’on ne perde pas de vue la nature du délit qui a été commis. Ce n’est pas un fait ancien seulement, c’est encore un fait présent, dont les effets sont sensibles à toute heure. Aujourd’hui même, est-ce que le propriétaire du sol ne prive pas l’enfant du pauvre qui vient de naître de son droit à posséder un morceau de cette terre qui est le patrimoine de tous ? Plutôt que de lui offrir une compensation, on aurait donc le droit de lui en demander une pour le tort causé à la société.

Lorsqu’il commença à être question aux États-Unis d’affranchir les esclaves, on parla d’abord de les racheter aux frais du trésor public. Quelques années plus tard, l’émancipation des noirs était consommée et personne n’avait été indemnisé de la perte de ces hommes, de ces femmes, de ces enfans, qui étaient hier encore une marchandise vénale.

Ce qui effraie, c’est la pensée de toucher à un état de choses consacré déjà par une longue suite de siècles. Ce qui est ancien impose le respect. Mais on aurait tort de supposer que ce qui existe a toujours existé : le sol cultivable, la matière terrestre d’où l’homme tire sa subsistance et qui lui a été donnée à cet effet, a commencé par appartenir à tous : l’allmend suisse, le mark danois, le mit russe, restent comme des témoins de cette ère malheureusement close.

Quel livre on écrirait si l’on voulait raconter tout le mal qui est résulté de l’accaparement du sol par quelques individus ! Cette spoliation a été la cause de guerres sans nombre dans le passé ; elle produit des souffrances de toute sorte dans le présent. Il est vrai que, dans certains pays, comme les États-Unis, les inconvéniens de ce système ont été jusqu’ici moins sensibles que dans d’autres, à raison de l’immense étendue de leur territoire en égard à la population qui s’y trouve. Et pourtant, même aux États-Unis, la situation est telle qu’il y a urgence à revenir le plus tôt possible aux premiers principes et à ôter la terre à quelques-uns pour la rendre à tous.

Mais, se demandera-t-on peut-être, est-ce que la destruction de la propriété individuelle, en ce qui concerne la terre, ne portera pas un coup fatal à l’exploitation agricole, à l’esprit de travail, aux habitudes d’ordre, à la civilisation en un mot ? Nous n’en croyons rien ; car pour conjurer une pareille calamité, il n’est besoin que