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l’immensité du ciel, de la mer ou de la montagne, la possibilité d’apercevoir l’ensemble, d’embrasser tout du regard ou même de l’imagination nous est enlevée ; mais, par un effort supérieur de la pensée, nous concevons l’infini et anéantissons l’obstacle matériel devant l’idée intellectuelle. Nous avons ainsi à la fois le sentiment d’une infériorité physique qui nous affaisse et le sentiment d’une supériorité morale qui nous relève ; nous mourons dans le monde sensible et renaissons aussitôt dans le monde intelligible, c’est comme le sentiment d’une résurrection sous forme d’éternité : sub specic œterni.


III

La lutte des êtres, au milieu de laquelle se produit la sélection naturelle, est-elle simplement une lutte pour l’existence, sans rien de plus ? Darwin semble l’admettre ; car son principe est « le combat universel pour la préservation de la vie. » Spinoza avait dit de même que c’est l’effort de l’être pour se conserver qui est le fond du désir, la source du mouvement universel. On a tiré de là de graves conclusions pour la morale et pour la science sociale. Si l’unique ressort de toute activité, de toute vie, de toute volonté, est la conservation de soi, il en résulte que l’égoïsme radical est l’essence même du vouloir, et que tout plaisir est au fond égoïste : l’égoïsme ne peut manquer d’être transformé à la fin en unique loi de la morale. Il en résulte aussi que la lutte pour la préservation de l’existence est la seule loi des individus au sein de la nation, des nations diverses au sein de l’humanité. Or, c’est là une loi de guerre et de conquête, où le droit supérieur est le droit du plus fort, du plus apte à préserver et à imposer son existence.

Les théories de Darwin ont été trop influencées par la loi de Malthus sur la population. La concurrence pour la nourriture entre les organismes de même espèce, qui est la vraie lutte pour la préservation de la vie, est, en réalité, un phénomène secondaire ; elle n’est pas un fait qui accompagne la vie essentiellement et partout. L’effet de la pression exercée par la population n’est pas même toujours l’avancement de l’individu ou de l’espèce ; il est souvent la dégénérescence : on végète au lieu de vivre, on s’use, on décroît par la misère et la faim. Les progrès dans l’organisation ont plutôt leur source dans un état de prospérité et de surcroit, dans un état où il y a abondance de nourriture, non pas seulement adaptation au milieu, mais avance de l’être sur le milieu. C’est pour cela que les progrès dans l’art et dans la science ont exigé un certain luxe, au moins pour certaines classes, une délivrance des soucis de la nourriture et de la préservation. Toute nouvelle position gagnée par un organisme