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douleur, la faim est le principal aiguillon dont se sert la nature. Nous avons sans doute retrouvé ce même ressort de la peine, presque seul, dans la sensibilité inférieure de l’homme, dans les émotions venues des organes internes de la température, de la pression, etc. Mais, à un degré plus haut de l’échelle des êtres, le plaisir devient, par l’intermédiaire de la pensée qui l’anticipe, le sûr aiguillon de l’activité. C’est pourquoi nous avons vu les sens supérieurs, principalement la vue et l’ouïe, condenser en un moment rapide une infinité de plaisirs délicats et subtils, plutôt objets de luxe que de nécessité pour la vie matérielle. L’évolution, l’universel « devenir, » que les anciens appelaient l’universel « désir, » est donc, selon la doctrine profonde de Platon dans le Banquet, « l’enfant de la Richesse » et non pas seulement de la « Pauvreté. » C’est pour cette raison même que l’évolution ne nous a pas semblé être uniquement « préservation de soi, » selon le terme de Darwin, ou « maintien de l’équilibre normal » : l’évolution est ou peut devenir un progrès. La douleur n’est donc point, comme le soutiennent Schopenhauer et M. de Hartmann, l’éternelle et irrémédiable condition des êtres, sorte de damnation, enfer d’où le monde ne pourrait sortir que par l’anéantissement de soi.

Enfin, d’autres conséquences encore plus importantes se développent dans la morale. Si la faim et la nutrition intérieure n’est pas l’unique loi de l’être, si la dépense de soi au dehors est une loi aussi fondamentale et aussi essentielle, il en résulte que l’égoïsme n’est pas « radical » et que l’activité peut vraiment devenir aimante. L’être ne tend plus seulement à tout ramener vers soi, comme par une gravitation dont il serait le seul centre ; il tend aussi à se répandre, à se donner, à s’unir. L’utilitarisme, le darwinisme, le spinozisme même, sont dépassés. La jouissance « pure et véritable, » qui n’est pas seulement un « remède à la douleur, » apparaît ainsi comme l’activité débordante, qui se sent libre enfin des obstacles, supérieure à ce qui était strictement nécessaire pour la satisfaction du besoin ; elle n’est plus une simple balance, mais un profit et, comme nous croyons l’avoir montré, un surcroît. Elle est donc, dans le domaine de la sensibilité, quelque chose d’analogue à ce qui, dans l’art, cause le plaisir par excellence et réalise le charme suprême : la grâce. La grâce est produite par une surabondance qui a pour résultat l’affranchissement du rude « combat pour l’existence, » la liberté et l’aisance des mouvemens, le jeu facile de la pensée, l’expansion du cœur et la générosité du vouloir : le vrai plaisir est la grâce de la vie.


ALFRED FOUILLEE.