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sont au fond moins audacieux qu’ils n’en ont l’air, de sens plus rassis qu’on ne pense, et plus prudens en leur témérité que les timides en leurs hésitations. Le duc d’Anguien m’en paraît un exemple. On l’a souvent mis, depuis Bossuet, en parallèle avec Turenne, et, comme Bossuet lui-même, pour les mieux représenter l’un et l’autre dans l’opposition de leurs qualités et la diversité de leur génie, on a donné trop exclusivement la sagesse, la prudence, le calcul à Turenne, et l’inspiration, la fougue et l’audace à Condé. Mais, pour Condé du moins, cela n’est vrai qu’en gros, si je puis ainsi dire, et seulement par comparaison. En réalité, il ose beaucoup, mais sur le champ de bataille, quand on en est aux mains, et que, faute d’oser, il va perdre la partie ; ou encore quand des considérations politiques supérieures, où le prince du sang se retrouve, lui paraissent demander plus de promptitude que de conseil. Hors ces cas urgens et critiques, parce que le sort de toute une campagne y dépend de la rapidité d’une seule résolution, la prétendue témérité des combinaisons de Condé n’a d’égale que son attention vigilante aux détails qui en doivent assurer le succès. Et Turenne n’est pas plus prévoyant, mais il l’est d’une autre manière, dont nous sommes plus avertis et qu’ainsi nous apprécions mieux ; C’est du moins ce qui me semble résulter de ce beau récit des campagnes de Fribourg et de Norlingue, sur lequel, comme sur celui de la bataille de Rocroy, la connaissance que le lecteur en voudra prendre dans le livre même du duc d’Aumale nous dispense d’insister davantage.

Ici s’arrête, pour le moment, l’Histoire des princes de Condé. On voit que, si jamais vainqueur ne s’improvisa point, c’est assurément le vainqueur de Rocroy. « L’on n’avait point encore vu de prince du sang élevé de cette manière vulgaire, dit son conseiller Le net ; aussi n’en a-t-on point vu qui aient en si peu de temps, et dans une si grande jeunesse, acquis tant de savoir, tant de lumières et tant d’adresse en toute sorte d’exercices. » Il a raison : grâce aux soins ambitieux de son père, l’éducation du jeune duc d’Anguien avait certainement, et de beaucoup dépassé la moyenne de l’éducation que l’on donnait alors à un jeune gentilhomme, à un prince du sang, au roi même ; et lorsque ce général de vingt-deux ans, le 17 avril 1643, vint prendre le commandement de l’armée de Picardie, on peut dire qu’il avait plus d’expérience que son âge. Il avait lui-même fait la guerre, donné des preuves publiques de sa valeur, de son sang-froid, et, indépendamment de l’hérédité militaire qu’il tenait de sa race, toutes ses études avaient été tournées, depuis cinq ou six ans, aux choses de la guerre. Gouverneur intérimaire, pendant près de deux ans, d’une grande province, d’une province frontière, il y avait appris à connaître les hommes, et commencé sous d’excellens maîtres l’apprentissage du