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principale et le fond du paysage. Telle est la marche suivie par la végétation provençale ; lentement déplacée, elle n’a subi qu’à la longue, par l’effet d’introductions et d’éliminations partielles, souvent répétées, les changemens qui l’amenèrent enfin à l’état actuel et lui imprimèrent les caractères qu’elle possède aujourd’hui.

A l’époque où le lac aquitanien de Manosque réfléchissait dans ses eaux transparentes tout un rideau pressé d’arbres forestiers, de lauriers au feuillage lustré, d’aunes, de charmes, de hêtres et de peupliers aux rameaux touffus, à la verdure fraîche et délicatement nuancée, au-dessus desquels les séquoias dressaient leur riche et puissante pyramide, la végétation européenne comprenait encore des palmiers, dont un au moins luttait d’élégance avec le palmier-parasol des Antilles ; seulement cet élément nécessaire des flores éocènes et oligocènes, cantonné désormais sur quelques points et restreint à certaines stations privilégiées, tendait à disparaître peu à peu de notre continent. L’exclusion définitive des palmiers est du reste de beaucoup postérieure à l’aquitanien, postérieure même à la molasse, au moins si l’on s’attache à la Provence, et les travertins pliocènes de Roquevaire ont offert à M. Marion les frondes en éventail d’un dernier palmier, peut-être identique au palmier-nain d’Algérie (Chamœrops humilis). On voit que la nature végétale défend pied à pied son domaine, et qu’à l’exemple des races humaines qui n’abandonnent le sol natal qu’après une lutte acharnée, les plantes aussi résistent longtemps à l’invasion et ne succombent qu’à la longue devant l’inexorable fatalité.


V

Si l’homme conscient eût existé lors de la période des lacs, il aurait pu croire à la stabilité et au maintien définitif de l’état de choses dont la Provence lui aurait offert le spectacle. Ces cuvettes aux rives sinueuses et parfois escarpées, les hautes montagnes dont elles reflétaient les cimes, la charpente même d’une région parsemée d’accidens, comparable, par ses traits principaux, a la Suisse ou à la Haute-Italie, tout ce qu’il aurait vu aurait fait naître en lui l’idée d’un pays à l’abri de commotions physiques assez étendues et assez fortes pour en bouleverser l’économie. C’est pourtant ce qui eut lieu lorsque la mer de la molasse vint occuper la Provence et profiler ses fiords capricieusement étalés au travers des cavités jusqu’alors remplies par les eaux douces. Quel fut le caractère de cette nouvelle révolution aussi complète qu’inattendue ? Elle ne fut pas instantanée, ni même subite ; elle s’opéra plutôt graduellement et par soubresauts. Les eaux marines arrivèrent de l’ouest et, après avoir envahi la vallée du Rhône, elles s’étendirent vers