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Et quels seraient les chefs de cette milice spirituelle soutenue, d’un bout de la France à l’autre, par les millions de Français qui ne veulent pas encore se passer de tout sacrement ? Les évêques sont aujourd’hui nommés par l’état, qui a soin d’appeler à l’épiscopat des hommes prudens, modérés, enclins à réprimer les écarts de zèle de leur clergé. Avec la séparation, il en serait tout autrement. Les mitres seraient distribuées par le saint-siège seul ; la voix des catholiques risquerait de désigner au choix du Vatican les plus ardens, les plus entreprenans, les plus militans des ecclésiastiques. Il n’y aurait, pour l’épiscopat, d’autre garantie de modération que le caractère du souverain pontife. Avec un pape tel que Pie IX, l’ultramontanisme le plus étroit et le plus belliqueux risquerait fort de dominer tout le clergé et toute l’église de France. Et à quel moment l’état abandonnerait-il à la curie romaine la nomination de toute la hiérarchie épiscopale ? A l’heure même où le gouvernement romprait toute relation avec le saint-siège, car je ne suppose point que, une fois la séparation prononcée, la France maintienne un ambassadeur près du Vatican, alors que, par le fait même de la dénonciation du concordat, la république entrerait en guerre ouverte avec la papauté.

Certes, ce serait là, en France, une politique toute nouvelle, dégagée de toutes les traditions monarchiques. La démocratie radicale pourrait se vanter d’avoir rompu avec tous les préjugés de l’ancien régime. Ce n’est point assurément lorsqu’il subsistait encore chez nos légistes un vieux levain de gallicanisme, que, pour mieux résister aux empiétemens du « cléricalisme, » on eût imaginé de couper tous les liens qui rattachaient l’église au pouvoir civil, et d’enlever à l’état toute immixtion dans la nomination des dignitaires ecclésiastiques. On eût cru alors livrer le clergé et la France catholique à l’ultramontanisme. On eût cru, selon la formule en vogue, créer, des mains mêmes de l’état, un état dans l’état. Tout cela, paraît-il, est changé. Ce qu’autrefois on eût appelé trahir les intérêts de l’état et de la société civile s’appelle aujourd’hui servir la cause de l’émancipation laïque.

En est-on bien sûr ? A-t-on bien pesé les forces de l’ennemi intérieur avec lequel on se plairait à mettre la république aux prises ? Vous oubliez, nous dira-t-on, qu’avant de couper les liens qui rattachent le clergé à l’état, nous aurons en soin de le dépouiller, de le laisser sans ressources, de lui refuser le droit d’acquérir ou d’hériter ; de plus, en l’astreignant au service militaire, nous aurons pris la précaution d’en rendre le recrutement de moins en moins aisé. On se flatte, en effet, dans le nouveau monde officiel, de voir le clergé avec l’église périr d’inanition.