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donne à des rêveries vagues, nébuleuses, fantastiques, aussi distantes des pensées riantes qu’évêque le bon vin que des hallucinations horribles de l’alcool. L’usage habituel de la bière, joint à l’influence d’un climat triste et froid, explique jusqu’à un certain point le caractère des habitans du Nord, la tournure de leur esprit, celle de leurs productions et de leur littérature.

Le cidre, la dernière des boissons fermentées dont l’usage soit très répandu, était connu en Normandie longtemps avant l’occupation romaine ; toutefois, ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’il s’y est généralisé. Sa préparation est aussi simple que celle du vin, puisqu’elle se borne à écraser les pommes et à laisser fermenter le jus. La quantité dialcool qu’il renferme varie de 3 à 9 pour 100, suivant la qualité des pommes employées à sa confection. Il constitue une boisson agréable et rafraîchissante ; il désaltère comme la bière, mais nourrit moins qu’elle. Comme il est fortement acide, il détermine parfois des gastralgies. On a cru remarquer même que, dans les pays à cidre, les cancers de l’estomac sont plus communs qu’ailleurs. Cela peut tenir, il est vrai, à l’alcool qu’on y mêle ou qu’on boit en même temps. Sans cet appoint, l’ivresse est difficile à obtenir avec le cidre, comme avec la bière. Il faut en ingurgiter de grandes quantités ; comme il est fortement acide, il porte surtout son action sur le tube digestif, et les conséquences en sont faciles à prévoir. L’ivresse qu’il cause est lourde, stupide et humiliante par ses effets.

En somme, les boissons fermentées dont je viens de passer en revue les trois principales n’ont pas, au point de vue social et même alors qu’on en abuse, les conséquences désastreuses que produisent aujourd’hui les liqueurs distillées. L’usage de ces dernières n’est pas de date ancienne. Si l’ivrognerie est aussi vieille que le genre humain, l’alcoolisme est un fléau moderne. Que l’alcool nous vienne des Chinois ou des Arabes, qu’il ait été découvert par Arnauld de Villeneuve, par Raimond Lulle ou par Albucasis, il ne remonte pas au-delà du XIIIe siècle ; encore est-il demeuré pendant longtemps dans le domaine exclusif de la médecine. Ce sont les Anglais qui l’en ont fait sortir, en 1581, en distribuant de l’eau-de-vie à leurs troupes qui guerroyaient alors dans les Pays-Bas[1]. En France, la vente en fut réservée aux apothicaires jusqu’en 1678, époque à laquelle elle tomba dans le domaine public. L’usage de cette liqueur se répandit rapidement. L’abus en devint bientôt gé-

  1. Quelques historiens prétendent qu’antérieurement à cette époque, on l’avait fait entrer dans l’alimentation des mineurs en Hongrie. (Ardouin, Conférence sur l’alcoolisme. Paris, 1882, p. 14.)