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commanditent ou qu’ils leur font des avances, et les débitans ont une influence considérable sur leur clientèle. Tout ce monde-là est à la dévotion de l’alcool, les uns parce qu’ils en vivent et les autres parce qu’ils en meurent. Cette hiérarchie professionnelle tient le pays enlacé dans les mailles d’un réseau d’intérêts inavouables et par conséquent sans pitié. Lorsque la nation est appelée à choisir ses représentans, l’alcool est le grand électeur impartial qui coule pour tous les partis. Il a la parole dans les réunions publiques, il élève la voix dans les émeutes, et dans les guerres civiles c’est lui qui souffle sa furie ; le pétrole ne vient qu’après. Avec un pareil adversaire, la lutte n’est pas égale, car le temps n’est pas à la répression, il est tout à l’indulgence. La France, qui a toujours pris l’initiative des expériences sociales et qui en a fait tous les frais, en poursuit une en ce moment qui doit vivement intéresser ceux qui y assistent de loin. Elle fait l’essai loyal de l’impunité. Elle semble s’être donné pour mission de rechercher jusqu’à quel point la liberté de tout dire et de tout faire est compatible avec l’ordre matériel. Il faut convenir que jusqu’ici l’expérience n’a pas aussi mal réussi qu’on aurait pu le craindre avant de la tenter ; mais il est juste de reconnaître également que le régime sous lequel nous vivons n’est pas précisément l’idéal de l’ordre et de la sécurité ; or, comme ce sont les deux choses qu’on prise avant tout dans notre pays, il est clair qu’on ne poussera pas l’épreuve jusqu’au bout, qu’on se déclarera bientôt suffisamment éclairé, et qu’une réaction ne tardera pas à se produire. La loi sur les récidivistes accentue déjà cette tendance et doit donner à réfléchir aux alcooliques qui ont avec eux plus d’un point de contact. On se fatiguera à la longue de leurs méfaits et de leurs scandales, et je ne serais pas surpris de voir l’opinion publique triompher, dans quelques années, de cette tyrannie que nous imposent aujourd’hui les gens qui fabriquent l’alcool, ceux qui le débitent et ceux qui le boivent. S’il en était autrement, si nous devions attendre plus longtemps les mesures répressives qui s’imposent à toutes les convictions honnêtes, eh bien ! je compterais encore sur le bon sens des masses et sur l’instinct de conservation qui les anime. Ce qui est juste et nécessaire finit toujours par arriver. Si la raison ne parvenait pas à prévaloir dans l’évolution des sociétés, il y a des siècles que l’humanité serait retournée à la barbarie. Ce sont là des vérités tellement élémentaires qu’on éprouverait quelque honte à les énoncer, si nous ne vivions pas à une époque où le pessimisme fait école, où ceux qui s’obstinent à ne pas désespérer de l’avenir passent pour des gens à courte vue, dont la naïveté fait sourire les esprits forts.


Jules Rochard.