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à La Plata. On cherchait alors à conserver la viande au moyen d’antiseptiques, dans des bocaux de vinaigre, comme les cornichons, d’alcool comme les fruits, dans le sucre comme les confitures, ou dans des sels aussi inconnus que nuisibles. Tous les efforts furent vains et le sont encore ; quelques esprits mal renseignés sur les besoins du commerce s’y attardent et de temps à autre font sceller par des personnes autorisées des bocaux qu’ils font promener dans le monde entier ; après un semestre ou deux, ils cuisinent, pour des invités qui les déclarent exquis, ces beefsteaks retour des Indes et, après le dessert et les toasts, le bocal de l’inventeur est classé avec les autres sur les étagères du muséum. Il y a vingt ans cependant, un chimiste célèbre, le baron Liebig, a eu le bonheur inespéré de donner son nom à une composition d’aspect peu agréable et qui, sans le nom de son auteur, aurait probablement été rejoindre, dans les oubliettes de la science, tous les pots de pommade plus ou moins appétissans qu’elle peut avoir composés. Nous serions mal venus à contester les affirmations des prospectus qui recommandent ce produit, après vingt ans de succès, nous qui savons par des renseignemens exacts que chaque année la fabrique d’extrait Liebig abat dans ses corrals de Fray-Bentos, sur la rive de l’Uruguay, environ 400,000 bœufs de choix. Elle est un puissant auxiliaire pour l’éleveur de ces contrées ; mais que l’on ne s’imagine pas que la chair de ses animaux passe tout entière, par cuillerées à café, dans le pot-au-feu des ménagères européennes. Ce que la Compagnie exporte, c’est en réalité 100,000 kilos d’extrait, 200,000 kilos de langues et de corned-beef en boîtes d’un prix élevé, et enfin 2,000 ou 3,000 tonnes de suif. Elle ne saurait se séparer des vieilles traditions. C’est le suif qui est avec le cuir le principal article d’exportation de cette fabrique, comme de tous les saladeros de la Plata et des fonderies de l’Australie. A Fray-Bentos, on prélève sur l’animal quelques quartiers de viande pour faire l’extrait par évaporation et compression, et l’on obtient 1 kilo de pâte par 34 kilos de viande ; d’autres quartiers sont séchés au soleil et salés pour faire le tasajo, article d’exportation beaucoup moins prétentieux que l’extrait ; !mais toutes les parties graisseuses et la viande que l’on n’emploie pas sont jetées pêle-mêle à la cuve et surchauffées sous l’injection de jets de vapeur puissans ; le suif et la graisse ainsi extraits sont embarqués pour l’Europe et employés par la stéarinerie.

Ce traitement barbare du bétail est encore le seul qui soit généralement pratiqué dans les régions où on l’élève en liberté dans les grandes prairies naturelles. Cette exploitation donnait encore à l’éleveur un bénéfice suffisant pour qu’il pût s’enrichir vite alors