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peintre à la mode. Il attend une jeune veuve, Mme de Tryas, dont il a commencé le portrait ; il reçoit une de ses élèves, Sophie Ledieu. Singulière créature que celle-ci, faite pour déconcerter les gens qui ne connaissent que l’intérieur des castes sociales et morales et ne veulent pas connaître leurs frontières, — née du pavé de Paris, grandie et fleurie pour le vice, transplantée ensuite et cultivée pour la vertu par un caprice du sort et par la volonté d’un honnête homme. Nièce d’une crémière, danseuse à l’Opéra, maîtresse naïve d’un financier véreux, le jour où cet amant a pris la fuite, où elle a vu à quelle sorte d’homme elle avait lié sa jeunesse et quelles consolations l’attendaient, elle a voulu mourir. Échappée du suicide, elle a été rengagée à la vie par un personnage qui a le cœur chaud et l’esprit original, M. de Chamillac : célibataire élégant, habitué du foyer de la danse, ami et protecteur d’Hugonnet, amateur de bonnes œuvres encore plus que de tableaux et de pirouettes, ce dilettante de l’art et de la morale a promis à Sophie que, si, pendant quatre années, elle apprenait l’orthographe et la sagesse, il l’épouserait. Elle a, par surcroît, appris la peinture et l’amour : elle est la meilleure élève et la préférée d’Hugonnet, la brave et belle fille, et elle aime son bienfaiteur, dont elle sera tantôt la femme, car la quatrième année d’épreuve est sur le point d’expirer.

Cependant, depuis quelques mois, elle est jalouse et inquiète : Chamillac, qui vivait à l’écart des salons, y passe à présent trop d’heures de l’après-midi et de la soirée ; elle croit savoir qu’il est épris d’une femme du monde, et de laquelle : Mme de La Bartherie. Jeune, agréable de figure et de mise, prude, intrigante, mariée à un député qui fait profession de philanthropie, bien apparentée elle-même et bien située dans Paris, cette rivale serait funeste à la pauvre Sophie. Admirez la rencontre : Mme de La Bartherie est la tante de Mme de Tryas, dont Sophie reconnaît le visage en cette esquisse ; oh ! la chère jeune femme ! N’est-ce pas elle qui, au casino de Luchon, il y a quelques années, sauva la fille d’opéra d’un si mortifiant affront ? L’un après l’autre, dans un bal, plusieurs couples s’étaient dérobés pour ne pas faire vis-à-vis à Mme Ledieu et à son amant ; elle restait seule avec lui au milieu de la salle, souhaitant que le parquet s’abîmât sous ses pieds. Soudain, prenant sa rougeur en pitié, une toute fraîche et gracieuse fée, innocente à coup sûr, et forte de son innocence, daigna se lever, lui sourire et danser devant elle : Mme de Tryas ! Oui, voici bien ses traits ; et, maintenant qu’on annonce sa venue, Sophie demande à Hugonnet la permission de s’attarder dans la pièce voisine pour entendre sa voix.

Mme de Tryas, la vive et charmante femme, est accompagnée de son cousin et fiancé, le commandant Robert d’Illiers, bon officier, exact gentilhomme, parfaitement froid et correct ; et de son frère, Maurice