Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/946

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

non, il ne veut pas dépouiller sa sœur. Il relève la tête ; il ne tirera de secours que de son courage et, ajoute-t-il, — voyant Mme de Tryas agitée de pressentimens sinistres, — de ses amis. Il promet qu’il ne tentera rien contre lui-même avant d’avoir embrassé son père, et il s’enfuit. Mais que vaut un pareil serment ? Mme de Tryas jette une sortie de bal sur ses épaules : « On dira ce qu’on voudra ; .. je ne veux pas que mon frère se tue ! »

Au troisième acte, nous précédens la noble et imprudente jeune femme chez le créancier de son frère. Hugonnet vient faire confidence à Chamillac de la jalousie et des craintes de Sophie ; Chamillac l’écoute gravement et murmure par deux fois, avec un air pensif, d’une voix sourde : « C’est drôle… » Aussi bien, Chamillac, à la maison, n’est plus armé, comme dans le monde, de brillante ironie ; sérieux et même sombre, il laisse deviner en lui quelque vieil homme qui ne dira pas volontiers tout son secret. Il en révèle pourtant une part à son ami : l’instinct de Sophie ne s’est pas éveillé à tort ; il s’est seulement égaré. Chamillac tiendra parole à sa prosélyte, il l’épousera : car, s’il aime une autre femme, c’est la seule, justement, qu’il lui soit défendu d’espérer. Cet inaccessible objet, ce n’est pas Mme de La Bartherie : à quoi bon en dire davantage ? Hugonnet, comprend-il seulement la douleur secrète de Chamillac ? Cela lui est-il jamais arrivé, à lui, d’apercevoir une femme qui ferait son bonheur et d’en être séparé par un abîme ? À cette question il répond simplement : « Et pourquoi cela ne me serait-il jamais arrivé, à moi ? »

Mais Sophie Ledieu vient elle-même, et Hugonnet la laisse avec Chamillac. Elle déclare que, depuis quatre années, aussi bien que les habitudes d’une honnête femme, elle en a pris les sentimens ; elle repoussera la main de Chamillac si elle n’est pas assurée de son cœur, et elle lui rend sa parole ; il refuse de la reprendre, jurant qu’il n’a ni liaison ni intrigue. Intéressée à le croire, elle se jette dans ses bras. À ce moment, une personne voilée paraît ; la fille d’opéra se retrouve pour invectiver la femme du monde qu’elle soupçonne sous ce voile : « Moi, du moins, madame, je ne me cachais pas ! — Je ne me cache pas non plus, dit Mme de Tryas en découvrant son visage. — Vous, madame ! c’est vous ! » balbutie la danseuse, confuse et illuminée comme devant l’apparition d’une Notre-Dame de Luchon. « Ne me dites pas pourquoi vous êtes ici ; ce ne peut être que pour une raison bonne et honnête ; j’en respecte le mystère et je me retire. »

Demeuré seul en face de Mme de Tryas, qui tremble, Chamillac tremble presque autant qu’elle. D’une voix émue et d’un geste qui ose à peine être protecteur, il l’invite à s’asseoir ; il lui épargne la moitié de sa supplique. Avec une conviction étrange, un zèle de damné qui se serait échappé de l’enfer pour en détourner les vivans, il lui parle des dan-