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pourrait bien avoir intéressé ton imagination. Or, sache-le bien, un obstacle infranchissable vous sépare. — Lequel ? — S’il meurt, inutile que je te le dise ; s’il vit, c’est lui-même qui te le dira. »

L’anxiété du public est presque douloureuse : il est temps que le mot de l’énigme vienne détendre les esprits. Le rideau se lève sur le cinquième acte ; voici Chamillac, après trois mois de souffrances, guéri de sa blessure, qui reçoit une amusante et touchante visite : une visite de noces, oui vraiment. Sophie Ledieu, pour mieux rendre à Chamillac sa liberté, a engagé la sienne : s’étant aperçue que l’ami Hugonuet l’aimait « comme une bête, » elle l’a épousé. Ils se sont mariés aujourd’hui à la mairie et à l’église ; elle vient elle-même, avec Hugonnet, faire part de cette nouvelle à Chamillac, en souriant et cachant ses larmes. — Allez en paix, Sophie Ledieu, bonne et saine petite âme ! Il vous est beaucoup pardonné parce que vous avez beaucoup aimé ; vous êtes aimée, à votre tour, par un honnête homme qui vous estime ; et ce pis-aller, nous en avons l’espérance, ne vous sera pas sans douceur.

Le général ! .. C’est la statue du commandeur, en redingote boutonnée. Il va emmener sa fille pour un long voyage ; il ne veut pas qu’elle emporte de soupçons contre sa justice, ni d’illusions ni de regrets. Il veut que Chamillac en personne lui révèle quel abîme était creusé entre eux ; il exige ce service comme le paiement d’une dette sacrée. Chamillac est secoué d’un spasme ; il se débat, par instinct, à la façon d’un condamné sur l’échafaud ; pourtant il se soumet. « Quand, mon général ? — Tout de suite. » Mme de Tryas est appelée. Encore un mouvement convulsif de révolte, encore une prière ; et puis Chamillac commence sa confession. Oh ! le dur chemin de croix qu’il monte, meurtrissant et souillant son âme, sous les yeux de la femme qu’il adore ! Au milieu, il tombe sur les genoux et demande grâce ; le général, d’un geste impérieux, le chasse plus avant ; il poursuit sa route, le misérable, et gravit tout son calvaire. Oui, naguère, en Afrique, alors qu’il était petit officier dans le régiment du colonel de La Bartherie, Chamillac a joué, il a perdu ; acculé par ses créanciers, pris de délire, il a trouvé une lettre chargée sur la table du colonel, il a volé. Surpris par M. de La Bartherie, qui seul a connu son crime, sommé de se faire justice lui-même, il a demandé la mort d’un soldat ; par la grâce du colonel, il a pu la chercher le lendemain dans un combat contre les Arabes, et ce n’est pas de sa faute s’il n’y a trouvé que vingt blessures. Guéri, un an après, il s’est représenté devant son juge : « Voulez-vous que je recommence ? » Mais, dans l’intervalle, il avait hérité d’une grosse fortune : « Tu as mieux à faire maintenant, lui a-t-il été répondu ; vis pour le bien de tes semblables. » Il a, de son mieux, accompli cette mission, en gardant à M. de La