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concession à l’empereur Alexandre, qui proposait obstinément Moreau, arrivé depuis peu au camp des alliés, et il avait été obligé d’aller jusqu’à déclarer au tsar que l’empereur François, plutôt que de subir le commandement du général Moreau, se retirerait de l’alliance. On lui avait cédé, et peu après un boulet français, en emportant Moreau devant Dresde, avait supprimé ce premier dissentiment. La question ne restait pas moins tout entière hérissée de difficultés intimes, et M. de Metternich dit lui-même : « Il fallait avoir l’œil sur les alliés non moins que sur l’adversaire… Si le problème est toujours compliqué dans des alliances politiques, jamais on ne le vit mieux que dans cette guerre nouvelle. Elle allait être faite en commun par des puissances qui ne différaient pas moins entre elles par leur situation géographique et politique que par la position particulière qu’elles occupaient alors en face de l’ennemi… »

Le but était commun sans doute ; les difficultés naissaient de la différence des caractères entre les souverains, entre les chefs militaires ; elles naissaient aussi du conflit des instincts, des vues, des jalousies, des ambitions que les alliés portaient dans leur entreprise. Au camp prussien régnaient les passions patriotiques et à demi révolutionnaires contenues jusque-là par la domination française, échauffées depuis Iéna dans les sociétés secrètes et maintenant déchaînées par la lutte. Avec ses élémens nationaux préparés par le Tugendbund, avec ses légions de volontaires, étudians, professeurs des universités, animés d’un ardent fanatisme, l’armée prussienne ne rêvait que la guerre à outrance, l’insurrection de l’Allemagne contre l’ennemi. Le roi Frédéric-Guillaume suivait plus qu’il ne conduisait ce mouvement, dont Blücher était le héros populaire, dont le baron de Stein était le politique. L’armée russe n’avait pas les mêmes passions, les mêmes haines : elle avait l’orgueil de ses succès. Son chef, l’empereur Alexandre, esprit chimérique et vain, enivré et infatué de sa gloire nouvelle, se croyait le libérateur de l’Europe, le protecteur de l’indépendance des peuples. Il affectait une certaine modestie et osait à peine avouer sa prétention d’être le généralissime des armées alliées ; c’était pour dissimuler son propre commandement qu’il proposait Moreau : il se croyait le chef moral de la coalition. Il était plus que jamais dans ce qu’on a pu appeler sa phase de libéralisme ; il pactisait avec les patriotes allemands comme Stein. Au fond, il n’oubliait pas ses intérêts, et s’il était disposé à favoriser les ambitions prussiennes en Allemagne, il avait déjà choisi sa part de butin en Pologne. Le désintéressement était dans les programmes de la coalition avant la victoire définitive, les convoitises étaient dans les cœurs.

Placé entre toutes ces influences, au milieu de toutes les