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Bien que portant l’empreinte du mauvais goût moderne, elle contenait quelques décorations imitées des époques antérieures, d’une délicatesse de dessin et d’une discrétion de couleur vraiment charmantes. Des groupes d’Arabes étaient répandus çà et là. Il y en avait de bien pittoresques. Il faut venir au Maroc pour voir encore des turbans, de vrais turbans ; non de simples foulards serrés autour de la tête, mais de gigantesques bobines s’étendant plus loin que les ailes du plus énorme chapeau, véritables monumens de tulle ou de soie, comme on n’en rencontre plus que dans cette contrée conservatrice des vieilles mœurs de l’islam, ou, ainsi que je l’ai dit, dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme au Théâtre-Français. Le second caïd-el-mechouar, qui venait nous chercher pour nous conduire à toutes les réceptions officielles, en portait un plus semblable à la coupole d’une mosquée qu’au couvre-chef d’un musulman. C’était un nègre à figure maigre, aux yeux perçans, à la nuque relativement fine. Son turban, d’une blancheur éblouissante, terminé par la pointe rouge de son tarbouch, formait le contraste le plus drôle avec sa peau d’ébène. Quand on n’a contemplé des types de ce genre que dans les féeries et qu’on les rencontre dans la réalité vraie, dans le monde vivant, il faut se frotter longtemps les yeux pour se persuader qu’on n’est pas le jouet d’une illusion, et que le décor qu’on a devant soi ne va pas disparaître au bruit railleur d’une musique d’Offenbach.

Après le salut et les complimens d’usage, le grand-vizir fit un geste de son éventail. Aussitôt les domestiques enlevèrent un voile de gaze qui recouvrait les tables. Nous restâmes saisis de surprise! Après le dîner du sultan, nous nous attendions encore à mille horreurs : au lieu de cela, nous crûmes un instant avoir retrouvé les noces de Gamache. Des centaines de plats étaient là serrés les uns contre les autres : des couscoussous au sucre et au beurre, des oies et des poulets rôtis, des moutons grillés et préparés de toutes les manières, puis des crèmes invraisemblables, des compotes de fruits de toutes les espèces, des gâteaux de toutes les formes, des carafes remplies d’orangeade et de citronnade, des pyramides d’amandes, que sais-je ! un spectacle à ravir les appétits les plus exigeans. Chose étrange! il y avait même des verres et des couverts d’argent pour chacun de nous, tandis que, chez le sultan, nous avions dû porter les nôtres pour ne pas boire au goulot des carafes et ne pas manger avec les doigts. Décidément le pouvoir en certains pays rapporte plus aux ministres qu’aux souverains ! Nous nous mîmes à table pleins de confiance. Hélas ! la déception ne tarda pas à arriver. Tous ces mets de si belle apparence étaient empoisonnés des plus odieux parfums, des plus écœurantes