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Croix-de-Lorraine, aucune des nombreuses anecdotes dont il est l’objet ne le laissent voir franchement gai ; il recherchait la solitude, et, dès qu’il avait un peu de loisir, il se retirait dans sa maison d’Auteuil. S’il y donnait parfois des soupers bruyans, c’était pour le plaisir de ses amis plutôt que pour le sien propre, car, au moment où la fête s’animait trop, il se retirait dans sa chambre. On l’y trouvait plus souvent en la seule compagnie de sa fille, ou seul et rêvant. Peu à peu, en effet, son existence et ses travaux avaient accumulé en lui une immense lassitude dont il soulageait le poids, dès qu’il le pouvait, par le repos et le silence ; il faisait rire les autres au prix de tant de peines, qu’après avoir répandu sa gaîté au dehors, il ne lui en restait plus pour lui-même. Mais je crois qu’ici, comme ailleurs, il faut tenir compte des époques différentes de sa vie. Je ne vois guère sous cet aspect le Molière jeune et ardent qui court les grands chemins de Languedoc : on n’engendrait pas mélancolie à Pézenas dans la société des Béjart. Lorsqu’il revient à Paris, la jeunesse est passée et une nouvelle existence commence, étonnamment laborieuse, chargée de soucis, tourmentée par les attaques de tout genre, l’ambition, les chagrins intimes. Alors, l’humeur de l’homme change, et, comme il arrive toujours, devient le reflet des événemens.

Joignons à ces causes la morale épicurienne à laquelle il avait donné la direction de sa vie. Les voluptueux sont tristes, et l’on sait avec quelle sincérité douloureuse leur poète favori, Lucrèce, exprime l’amertume qui se dégage des plaisirs. Molière ne fit pas exception à la règle. Plus il réunissait autour de lui les élémens du bonheur, plus le bonheur le fuyait. Un moment peut-être il avait pu le saisir, mais, chose étrange, c’était lorsque dans une existence misérable, il tirait tout de lui-même et que, pauvre comédien errant, malgré les mauvais jours et les déboires, il avait la jeunesse, l’espérance et l’avenir. De tout cela rien ne lui restait plus ; il se sentait envahi par le désenchantement. L’exercice de son génie achevait de le porter à la tristesse. Il y a deux familles de rieurs, les rieurs gais et les rieurs mélancoliques. Les premiers, Aristophane, Plaute, Regnard, peuvent aller très loin dans la découverte des faiblesses humaines, leur bonne humeur n’en est pas altérée : ils n’y voient que contradictions amusantes et les montrent telles qu’ils les voient ; le rire qu’ils excitent est sans arrière-pensée et ils en prennent eux-mêmes leur part. Les seconds, Ménandre, Térence, Molière, embrassent du même coup d’œil la gaîté et la tristesse de ces contradictions. Comme ils visent au but de leur art, qui est le rire, ils ne nous montrent qu’une part de leurs découvertes, mais l’autre se devine, et il en reste quelque chose dans l’impression qu’ils