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ses talens, n’a pas le ton du drame shakspearien. Tant mieux ! Elle ne le jouera pas souvent.

Il faut relire Hamlet et le relire encore. Mais un Anglais, Charles Lamb, ne pouvait « s’empêcher de penser que les pièces de Shakspeare sont moins faites pour être jouées que celles de n’importe quel autre auteur dramatique : » Hamlet est moins fait pour être joué que n’importe quelle autre pièce de Shakspeare ; moins que Macbeth assurément et que Roméo et Juliette, à propos de qui M. Montégut, à son tour, a posé cette question : « Les drames de Shakspeare sont-ils faits pour être représentés ? » Ce juge peu suspect a conclu que, par la représentation, « au lieu de connaître le plus grand des poètes, » on ne connaîtrait que « le plus grand des mélodramaturges. » Et ce n’est pas d’un public français qu’il présageait cette impression, mais d’un public quelconque. Il n’eût pas juré, sans doute, qu’à ceux de Shakspeare un public français ne préférerait pas d’autres mélodrames.

Voyez celui-ci : la Tour de Nesle. Buridan et Gaultier d’Aulnay sont des âmes plus simples assurément qu’Hamlet ou que Gerfaut, — emprunté par M. Emile Moreau à Charles de Bernard et produit récemment sur la scène du Vaudeville. — Parce qu’il est observateur de profession, étant homme de lettres, et qu’il s’observe quand il est amoureux, ce Gerfaut a pu se croire trop compliqué pour le théâtre, et attribuer à cette qualité son médiocre succès. La consolation est honorable ; M. Emile Moreau peut en jouir, même s’il établit exactement le bilan de sa pièce : deux actes un peu lourds ; une courte scène, au troisième, exécutée avec une décision remarquable ; au quatrième, un long entretien habilement conduit ; un rôle ingrat pour M. Berton ; un autre, pour Mlle Brandès, dont elle a triomphé ; l’invention de comparses banalement comiques et d’un dénoûment contraire à celui du livre ; le ragoût d’une phraséologie romanesque à la mode d’autrefois et de quelques allusions à la littérature d’aujourd’hui… Ce drame ainsi bâti, M. Emile Moreau peut croire qu’il plaira au lecteur plus qu’au spectateur, parce que le héros se dédouble. Mon opinion là-dessus est incertaine. Mais pour les héros de la Tour de Nesle, je suis sûr qu’ils sont simples et que les spectateurs de plus d’un millier de représentations, à Paris seulement et dès avant cette reprise, les ont applaudis. Cette pièce n’est peut-être pas « l’image même de la vie ; » mais je sais que les nœuds de son intrigue, bien avant que Mme Tessandier régnât à la Porte-Saint-Martin, ont serré une infinité de cœurs français. Il est vrai que, s’il est imprudent de voir jouer Hamlet, il serait peut-être naïf de méditer sur la Tour de Nesle.

Louis GANDERAX.