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l'aurais produite avec plaisir à Paris, parce que, par son effet, et avec l'aide du fameux M. Rousseau, de Genève, que je me propo- sais de consulter, nous aurions peut-être ensemble, en cherchant une mélodie noble, sensible et naturelle, et avec une déclamation exacte selon la prosodie et le caractère de chaque peuple, pu fixer le moyen que j'envisage de produire une musique propre à toutes les nations, et de faire disparaître la ridicule distinction des musiques nationales. »

Dauvergne, cependant, se faisait tirer l'oreille ; il exigeait que Gluck s'engageât à écrire six opéras pour Paris, prétextant que l’lphigénie allait tuer tous les opéras français. Gluck se décida à frapper un grand coup. La dauphine Marie-Antoinette avait pris de lui des leçons de clavecin dans son enfance ; on eut recours à elle ; sa fermeté triompha de tous les mauvais vouloirs, et le 19 avril 1774, quelques mois avant son avènement au trône, l'opéra de Gluck paraissait sur la scène de l'Académie royale de musique.

Iphigénie en Aulide est, je pense, le type le plus intéressant, sinon le plus complet, de la troisième manière de Gluck. C'est là qu'il laisse le mieux surprendre les secrets de sa pratique, encore qu'il ait, par la suite, étendu plus loin ses visées. Les deux genres de beautés qui se rencontrent, parfois même se heurtent dans ses ouvrages, — la préoccupation littéraire et le sentiment musical, — sont ici d'intelligence. L'impression générale est celle d'une grande composition, « offrant le même plan, la même gradation d'intérêt qu'une tragédie bien conduite. » Ainsi s'exprime l'auteur lui-même, et sans trop d'exagération cette fois. Toute la première moitié du premier acte, jusqu'à l'arrivée d'Iphigénie, est d'un seul jet. Le librettiste, plus osé que Racine, a écarté les confidens et mis Agamemnon aux prises avec Calchas ; le prêtre qui menace de ses dieux, le père qui leur dispute leur victime, les Grecs qui somment le ciel de s'expliquer, tout ce tumultueux conflit forme une scène magistrale, sur laquelle se détachent deux admirables pages de musique dramatique ; l’allegro agitato de Calchas rendant son oracle, et le cri de désespoir d'Agamemnon : « Peuvent-ils ordonner qu'un père ?.. »

On pourrait même reprocher à ce beau début qu'il a trop de relief et qu'il va nuire au pathétique des actes suivans. Ni le monologue où l'orgueil et l'amour paternel se livrent un combat furieux dans l'âme du roi, ni les imprécations de Clytemnestre, quand retentit dans la coulisse l'hymne des sacrificateurs, — deux morceaux pourtant du plus grand effet, — n'ont une aussi haute valeur musicale ; l'émotion y a quelque chose de convulsif et de factice qui fait songer à J.-R. Rousseau et à Lebrun-Pindare. Peut-être qu'ici, comme dans Alceste, la grada-