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jusqu’à Neumark. Il n’a pas un sou. Si vous ne voulez pas le garder, assommez-le ou pendez-le à la cheminée, » Cette lettre en renfermait une autre, censée plus vieille de seize ans, mais écrite avec la même encre, avec la même orthographe, sur un papier tout semblable et, selon toute apparence, par la même main. Cette seconde lettre disait en substance : « L’enfant est baptisé, il s’appelle Caspar, Quand il aura dix-sept ans, envoyez-le à Nuremberg, au régiment de cavalerie légère. Il est né le 30 avril 1812. Je suis une pauvre fille, je ne peux le nourrir et son père est mort. »

M. de Wessenig interrogea le jeune homme et n’en put rien tirer : il ne savait ni qui il était ni d’où il venait. Cette prodigieuse ignorance parut suspecte au chef d’escadron, qui remit les deux lettres au commissaire de police, en le priant d’aviser. La police considéra tout d’abord Caspar comme un vagabond, il fut mis sous clé. Trois points semblaient établis : il était né le 30 avril 1812, il était le bâtard d’une pauvre fille et d’un chevau-léger, et, comme l’indiquait son dialecte, il était né dans quelque district de la Bavière limitrophe de la Bohême. Au surplus, il avait quelque chose à cacher; il avait dû commettre quelque délit ou quelque fredaine qu’il se souciait peu de confesser à la police, et il s’appliquait à faire perdre sa piste. Quand il vit qu’au lieu de l’enrôler dans la cavalerie légère, on le conduisait en prison, il redoubla d’attention sur lui-même et se fit encore plus simple d’esprit, plus jocrisse qu’il ne l’était. « Si l’on eût recouru aux moyens qu’indiquait le bon sens, dit fort justement M. von der Linde, on eût bientôt éclairci cette affaire; mais on n’eut garde de chercher sur terre, on chercha dans les nuages. »

Cependant le bruit s’était répandu dans Nuremberg que la police venait d’incarcérer un être bizarre, extraordinaire, étrange, qui à toutes les questions qu’on ne cessait de lui adresser répondait : « Je ne sais pas. » Cet innocent devint l’objet d’une vive curiosité, et, bientôt après, d’une tendre compassion. On demandait à le voir, on l’examinait des pieds à la tête, on cherchait à le faire parler. Nuremberg avait alors pour premier bourgmestre un homme fort respectable, d’un cœur excellent et d’une bonne foi facile à surprendre. Il se mit en rapport avec Caspar Hauser, et ce taciturne se décida à raconter beaucoup de choses qu’on lui avait, disait-il, sévèrement interdit de révéler. Dès sa plus tendre enfance, il avait vécu enfermé dans un étroit caveau, percé de deux petites fenêtres qui n’y laissaient pénétrer qu’un jour incertain et blafard. Il y était demeuré de longues années, se traînant sur la terre battue, sans jamais voir le ciel, le soleil et la lune, sans entendre une voix humaine, le chant d’un oiseau, le cri d’un animal ou le bruit d’un pas. On lui apportait sa pitance pendant son sommeil; en se réveillant, il apercevait près de sa paillasse