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et inscrite comme un article fondamental dans le Credo du parti libéral, et, si vous lisez attentivement l’histoire des cinquante dernières années, vous trouverez que cette adoption a toujours été, pour chaque grande question, l’annonce et le prélude du triomphe définitif. »

M. Gladstone doit pourtant reconnaître aujourd’hui qu’il s’était fait illusion sur les sentimens de ses concitoyens, et qu’il les avait pris, avec sa solution du problème irlandais, par trop à l’improviste. Sa conversion aux doctrines de M. Parnell avait été soudaine. Avec l’ardeur d’un néophyte qui voit une lumière éclatante là où tout à l’heure pour lui tout était ténèbres, il a prétendu que toute l’Angleterre se convertît en même temps que lui. L’élection des 86 députés d’Irlande résolus à demander ce que demandait M. Parnell, à voter avec lui, muets et immobiles, sur un simple signe du chef, avait violemment frappé son imagination. Il s’était dit qu’il y avait là une force irrésistible contre laquelle se briserait toute l’énergie de la Grande-Bretagne, et que le seul moyen de résoudre l’effrayant problème de la haine séculaire de l’Irlande contre l’Angleterre était de transformer cette haine en amour par un coup d’éclat, démagnétiser en quelque sorte l’Irlande, de bouleverser ses sentimens en lui offrant brusquement, au sortir du régime des lois de coercition, la réalisation même de son rêve, l’indépendance législative.

C’était une tentative d’une hardiesse folle. Mais M. Gladstone est un tel charmeur des âmes populaires qu’il avait presque réussi. Avec un peu plus d’habileté et de souplesse dans sa faconde manier quelques-uns de ses collègues, notamment le froid et élégant Hartington et le rigide Chamberlain, peut-être eût-il évité la débâcle du parti libéral et forcé la victoire. Avec les Irlandais, le succès avait été complet. M. Gladstone était devenu l’idole des fermiers de l’île sœur. Résultat plus curieux encore, il avait atténué, presque éteint l’horreur des Irlandais pour le nom même de l’Angleterre. Depuis que ceux-ci ont vu que plus d’un million d’électeurs anglais prenaient fait et cause pour leurs éternelles doléances, pour leurs griefs nationaux, et parlaient d’effacer les odieux souvenirs de la conquête afin d’inaugurer une politique de réparation et de justice, il sont sortis de leur désespérance traditionnelle, et pour un temps ont cessé de haïr. Ils distingueront désormais, ce qu’ils ne faisaient guère jusqu’alors, entre l’Anglais et le tory, entre l’empire britannique et l’un des partis appelés à le gouverner tour à tour. À ce seul point de vue, est-il déraisonnable de penser que M. Gladstone, avec son projet de home rule, pouvait rendre un grand service à son pays[1] ?

  1. On a bien vu, il y a quelques semaines, à quel point l’entreprise aventureuse de M. Gladstone avait retourné les esprits en Irlande. Le comte d’Aberdeen, qu’il avait envoyé à Dublin comme lord-lieutenant, conquit rapidement une extrême popularité, et la comtesse ne se fit pas moins aimer. Le vice-roi et sa femme se conduisaient en parfaits démagogues, dans le bon sens du mot, en séducteurs du peuple; ils charmaient la foule irlandaise. La haute société boudait ce couple aristocratique, qui ne se refusait point aux poignées de main d’un Michael Davitt. Le lord-lieutenant était moralement boycotté par les conservateurs. Il s’en consolait en recevant les adresses que lui apportaient les corporations des villes les plus mal notées d’Irlande. Lorsque après la chute de M. Gladstone, le comte et la comtesse d’Aberdeen durent quitter Dublin, le peuple leur fit une magnifique ovation. Il y eut une procession monstre où, spectacle inouï, des sociétés affiliées à la Ligne nationale arborèrent le drapeau britannique, tandis que des corps de musique entonnaient pour la première fois le God save the Queen.