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en Angleterre et durent-ils tout inventer, sujets et procédés? Ce n’est pas assez de dire que le don d’observation et d’analyse était dans la race ainsi que l’avaient montré depuis longtemps déjà les dramaturges et les philosophes. Ce don ne s’était-il pas manifesté déjà dans le roman?

La vérité est que le roman jeta un premier éclat au temps d’Elisabeth; seulement la gloire de Shakspeare a fait oublier, en les plongeant dans une ombre relative, la multitude des auteurs moindres de son époque et, avec les autres, ces premiers romanciers. De leur vivant, cependant, ils eurent un rôle à jouer, qui ne fut pas médiocre ; ils sont aujourd’hui si parfaitement oubliés qu’on n’apprendra peut-être pas sans surprise qu’ils étaient féconds, très applaudis et passablement nombreux ; que leurs livres avaient beaucoup d’éditions pour l’époque, beaucoup plus que la plupart des pièces de Shakspeare, et qu’on les traduisait en français alors que le nom même du grand dramaturge était totalement ignoré parmi nous. L’Euphuès de Lyly, par exemple, eut cinq éditions en cinq ans ; Hamlet en eut seulement trois dans le même nombre d’années, Roméo et Juliette seulement deux. Parmi ces romanciers, de même qu’aujourd’hui, les uns s’occupaient principalement de l’analyse des sentimens passionnés et délicats, et les autres surtout d’observations minutieuses de la vie réelle, s’appliquant à montrer suffisamment bien le dehors de leurs personnages pour que le dedans pût être deviné du lecteur. Enfin, déjà à ce moment, il commençait à se former en Angleterre une littérature destinée principalement aux femmes, ce qui est un trait de plus rattachant ces auteurs aux romanciers modernes. Des liens plus étroits qu’on ne pense pourraient donc bien réunir ces vieux écrivains perdus dans l’ombre à ceux dont les livres cent fois réimprimés se trouvent aujourd’hui sur toutes les « liseuses, » et dans toutes les mains.

Nous laisserons de côté les recueils de nouvelles simplement traduites, par les Paynter et les Whetstone, de l’italien ou du français, bien qu’ils aient été familiers à Shakspeare et lui aient fourni plusieurs de ses données ; nous négligerons de même, malgré leur charme, les simples récits populaires, très abondans aussi, les histoires de Robin Hood, de Tom-a-Lincoln, de frère Bacon, histoires, comme dit le titre de l’une d’elles, « très joyeuses et plaisantes, pas mal profitables à lire, aucunement nuisibles et bien faites pour charmer l’ennui des longues soirées d’hiver. » Mais leur trace dans la littérature a été faible. Nous ne voulons nous occuper ici que des ancêtres, de ceux qui méritent une sympathie spéciale par la raison que leurs petits-neveux et leurs petites-nièces vivent parmi nous et nous sont chers. On nous permettra toutefois de remonter d’abord