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procédé, qui est celui des sciences expérimentales, consiste à contrôler toute hypothèse ou déduction par une application précise, observée dans des conditions définies: telle force physique se trouve ainsi constatée et mesurée exactement par la déviation d’une aiguille, par l’ascension ou la décoloration d’un liquide ; telle force morale invisible peut être de même constatée et approximativement mesurée par sa manifestation sensible, par une épreuve décisive, qui est tel mot, tel accent, tel geste. Ce sont ces mots, gestes et accens qu’il recueille ; il aperçoit les sentimens intimes dans leur expression extérieure ; il se peint le dedans par le dehors, par telle physionomie caractéristique, par telle attitude parlante, par telle petite scène abréviative et topique, par des spécimens et raccourcis si bien choisis et tellement circonstanciés qu’ils résument toute la file indéfinie des cas analogues. De cette façon, l’objet vague et fuyant se trouve soudainement saisi, rassemblé, puis jaugé et pesé comme un gaz impalpable que l’on renferme et que l’on retient dans un tube gradué de cristal transparent. — Partant, au conseil d’état, tandis que les autres, administrateurs ou légistes, voient des abstractions, des articles de code, des précédens, il voit des âmes, et telles qu’elles sont, celle du Français, de l’Italien, de l’Allemand, celle du paysan, de l’ouvrier, du bourgeois, du noble, celle du jacobin survivant, de l’émigré rentré[1], celle du soldat, de l’officier, du fonctionnaire, partout l’individu actuel et total, l’homme qui laboure, fabrique, se bat, se marie, enfante, peine, s’amuse et meurt. — Rien de plus frappant que le contraste entre les raisonnemens ternes et graves que lui prête le sage rédacteur officiel et ses propres paroles recueillies à la volée, à l’instant même, toutes vibrantes et fourmillantes d’exemples et d’images[2]. A propos du divorce qu’il

  1. Thibaudeau, p. 25. I. (Sur les jacobins survivans) : « Ce sont des artisans renforcés, des peintres, etc., qui ont l’imagination ardente, un peu plus d’instruction que le peuple, qui vivent avec le peuple et exercent de l’influence sur lui. » — Mme de Rémusat, I, 271. (Sur le parti royaliste) : « Il est bien facile d’abuser ce parti-là, parce qu’il part toujours, non de ce qui est, mais de ce qu’il voudrait qui fût. » — I, 337 : « Les Bourbons ne verront jamais rien que par l’Œil-de-Bœuf. » — Thibaudeau, p 46 : « La chouannerie et l’émigration sont des maladies de peau ; le terrorisme est une maladie de l’intérieur. » Ibid., 75: « Ce qui soutient actuellement l’esprit de l’armée, c’est cette idée qu’ont le» militaires qu’ils occupent la place des ci-devant nobles. »
  2. Thibaudeau, p. 419 a 452. (Les deux textes sont imprimés face à face sur deux colonnes). Et passim, par exemple, p. 84, cette peinture du culte décadaire sous la république : « On avait imaginé de réunir les citoyens dans les églises pour geler de froid à entendre la lecture des lois, les lire et les étudier; ce n’est pas déjà trop amusant pour ceux qui doivent les exécuter. » — Autre exemple de la manière dont ses idées se traduisent en images (Pelet de La Lozère, p. 242) : « Je ne suis pas content de la régie des douanes sur les Alpes; elle ne donne pas signe de vie; on n’entend pas le versement de ses écus dans le trésor public » — Pour prendre sur le vif la parole et la pensée de Napoléon, on doit consulter surtout les cinq ou six grandes conversations notées le soir même par Rœderer, les deux ou trois conversations notées de même par Miot de Melito, les scènes racontées par Beugnot, les notes de Pelet de la Lozère et de Stanislas de Girardin, et le volume presque entier de Thibaudeau.