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l’entouraient. Avec ses théories exaltées, sa voix un peu sombre et son accent méridional qui s’aggravait en s’animant, il lui faisait peur, et pourtant elle le regardait curieusement quand il traversait la cour ou qu’il venait comme aujourd’hui lui parler d’un élève absent.

Elle n’avait jamais analysé l’espèce d’intérêt vague qu’il excitait en elle. Elle s’abritait derrière une révolte instinctive causée par sa réputation d’athée et de révolutionnaire. Elle restait toutefois un peu surprise que celui qui proclamait de pareils principes eût une figure si douce et si intéressante ; elle en ressentait une tristesse intime, elle aurait voulu être à même de combattre ses idées et le ramener à des sentimens qui lui semblaient meilleurs. Elle n’avait jamais osé. Mais ce jour-là, après cette déclaration qui l’avait malgré tout un peu troublée, son âme se trouvait fatalement attendrie ; en le voyant entrer, elle en vint à se demander ce qu’elle aurait répondu si celui-ci avait prononcé les mêmes paroles.

Elle fut prise d’une rougeur subite à cette pensée. Lui ne comprit pas ; elle ouvrit la bouche pour demander compte de ce qu’il avait insinué ; mais, au moment de prononcer le mot d’amour, elle se mit à trembler.

Il arrive que certaines expressions prennent parfois une valeur étrange ; celle-ci en ce moment semblait à la pauvre fille un mot qu’une femme ne doit pas prononcer. Elle fit un effort pour dissimuler son trouble et donna d’un ton sec, exagéré, le renseignement dont le jeune homme avait besoin.

Quand il s’éloigna, elle le suivit du regard ; elle restait impressionnée au souvenir de ce que venait de lui dire le vieil homme, mais sa pensée suivait l’autre. En fermant les yeux, elle entendait encore les paroles brûlantes, elle se plaisait à les mettre dans la couche de celui qui n’avait rien dit : « Laissez-moi vous aimer ! » Elle sentait en elle une confusion charmante qui la jetait dans un courant imprévu.

Quand Simon eut disparu, elle resta longtemps accoudée à sa table sans travailler.

Pendant ce temps, le père Rousselin avait traversé la grande cour déserte ; le soleil frappait en plein, une petite brise chaude soulevait doucement la poussière du sol piétiné et l’élevait en légères spirales, mêlée de feuilles sèches. Du côté de la rivière, un parfum de marécage venait adoucir l’air. En passant sous le saule pleureur qui abritait la porte, il pensa au cimetière, et l’idée de la mort lui fut douce : il comprit la légende du paradis perdu.

Tout le jour, il erra le long de la prairie sans ressentir ni la faim ni la fatigue. Il se rendait mal compte de ce qui s’était passé. Il voyait seulement sa figure contre l’autre ; il aurait voulu effacer la